La ville sensible : capturer le vécu sensoriel et émotionnel des habitant·e·s
La littérature scientifique met à jour de nombreux effets positifs comme négatifs des environnements urbains sur le bien-être, la santé mentale, sociale et physique. Quels outils scientifiques et urbains peut-on utiliser pour révéler l’expérience de la ville, et ainsi s’inspirer du vécu pour fabriquer une ville respectueuse de chacun·e ?
Dans le cadre du festival Building Beyond 2022 organisé par Leonard sur le thème “Villes et territoires | Le visible et l’invisible”, nous avons invité 25 participant·e·s à diagnostiquer leur ressentis au cours d’une balade urbaine afin de révéler les dimensions sensible et émotionnelle du rapport à la ville. Un tel diagnostic permet non seulement de mettre à jour le vécu souvent insondé des habitant·e·s mais également d’identifier les déclencheurs urbains des émotions ou perceptions, afin de nourrir les réflexions urbaines. Nous avons choisi 4 arrêts autour de Leonard:Paris, mettant particulièrement en lumière 4 phénomènes : l’impact cognitif de la pollution sonore sur un carrefour ; le pouvoir restaurateur de la nature sur une passerelle arborée, les effets associés aux proportions des espaces publics dans un passage étroit, et enfin le rapport aux interstices urbains délaissés. Les données recueillies nous ont permis de produire une carte émotionnelle illustrée et explicitée ci-dessous.
Nos résultats dévoilent une réalité émotionnelle riche, avec des panels d’émotions s’exprimant pour chaque arrêt de notre promenade. Cependant, la présence prédominante de certaines émotions révélées par le diagnostic sensible et émotionnel permet de démontrer que, bien que nos perceptions et émotions varient d’un individu à l’autre, nous partageons des mécanismes perceptifs, émotionnels, cognitifs similaires. Ces similarités peuvent alors conduire à des expériences urbaines communes d’un individu à l’autre.
Parmi les effets largement partagés figurent l’impact bienfaisant de la nature : lorsque nous sommes exposés à des éléments naturels (lumière naturelle, végétation, eau, etc.), notre cerveau renouvelle plus facilement ses ressources, un effet appelé “restauration cognitive”. Ce mécanisme est souvent associé à des émotions positives et un sentiment de relaxation. Ainsi, confirmant les données de la littérature scientifique, la Coulée Verte, une voie verte surélevée située sur le tracé d’une ancienne voie ferroviaire, est vécue comme un espace apaisant qui génère des réactions de joie et de surprise (cf carte - arrêt 1). Au-delà des bienfaits essentiels pour le vivant, le vécu restaurateur de ces espaces engage donc les villes à valoriser et développer les espaces de nature en ville, et à faciliter l’accès et le repos de chacun·e en ces lieux de nature (informations via des panneaux pédagogiques, mobilier urbain de repos ou de sport, accessibilité optimisée, etc.), comme les recommandations proposées par les participant·e·s le soulignent.
Nos résultats soulignent également la complexité de notre perception : des émotions a priori “contradictoires” peuvent se conjuguer sur un même site, comme au sein de la place du Colonel Bourgoin. Sur cette place, la présence visuelle et auditive de l’eau de la fontaine déclenche des réactions de joie et figure parmi les perceptions sensorielles les plus citées, en dépit de la colère générée par le bruit et les odeurs associés au trafic routier (cf carte - arrêt 3). Cet effet peut faire écho à un phénomène observé dans la littérature scientifique, qui stipule que la vue d’éléments naturels mitigerait d’autres perceptions négatives comme le bruit du trafic. Cependant, la synergie de ces émotions fait apparaître des recommandations convergentes : apaiser le trafic en piétonnisant davantage l’accès au carrefour, renforçant ainsi les opportunités de rencontres, facilitant l’accès à la fontaine et valorisant l’ambiance acoustique de l’eau.
Autre effet répliqué dans notre balade : le sentiment d’oppression qui peut surgir lorsque nous nous trouvons dans un espace étroit et haut, comme on peut l’observer sur les perceptions spatiales associées à l’arrêt Charles Nicolle (cf carte - arrêt 4). Dans ces espaces “couloirs” entre de hauts bâtiments, l’accès visuel au ciel est moindre, comme en témoigne la faible luminosité perçue par les participants, et le confort généralement diminué. De façon répétée à cet arrêt, les participant·e·s se sont questionné·e·s sur la présence d’un éclairage public suffisant la nuit, élément qui corrobore le fait que le sentiment d’oppression peut conduire à moins fréquenter ces espaces, notamment la nuit où le sentiment d’insécurité est plus élevé. Ici, l’animation sociale du terrain de sport ramène une vitalité qui génère de la joie, et qui pourrait être amplifiée par la présence d’éléments qui agrémentent le trajet et incitent à la déambulation : un sol coloré, un mur végétalisé, un éclairage urbain bas. De tels espaces publics se multiplient avec la densification du tissu urbain et il est important de veiller à ce qu’ils soient des espaces sûrs et agréables que chacun·e peut emprunter. D’autant que ces espaces peuvent également constituer des lieux refuges en cas de forte chaleur car ils sont ombragés et peuvent être mieux ventilés.
En contraste avec les arrêts précédents, la visite du passage Myriam Makeba révèle que les émotions les plus intensément ressenties sont toutes négatives. Les participant·e·s rapportent une perception de minéralité accrue, comme en témoigne la palette de couleurs, ainsi qu’une luminosité faible, un confort acoustique amoindri en lien avec le trafic routier (cf carte - arrêt 2). Face à l’impression de délaissement de ce passage, la plupart des participant·e·s ont spontanément proposé la réalisation d’une intervention artistique. De façon intéressante, notre travail de terrain a pu montrer que les espaces délaissés n’encouragent pas les comportements de soin et peuvent générer d’intenses émotions négatives, mais que l’introduction d’art peut en modifier profondément le vécu émotionnel. La présence d’art, en générant des émotions positives, peut être associée à un sentiment d’attachement, et une volonté accrue de prendre soin du site. Ainsi, identifier les déclencheurs urbains d’émotions positives peut permettre de façonner des espaces qui prennent mieux soin des individus, et qui accroissent en retour le soin que ces derniers portent à leur environnement social et physique.
Les données et éléments récoltés auprès de notre panel de participant·e·s, composé de 15 femmes et 10 hommes âgé·e·s de 20 à 73 ans, témoignent de l’attrait de chacun·e pour ces temps de (re)découverte de la ville, et de leur richesse en termes de compréhension du vécu des lieux. Intégrer ce vécu des lieux est essentiel car, en permettant d’accéder aux déclencheurs urbains de l’expérience sensible et émotionnelle, il favorise la production de recommandations urbaines et architecturales adaptées. À l’heure où les villes se transforment et s’adaptent, il apparaît essentiel de continuer à sonder l’expérience des habitant·e·s et de la valoriser car les vrai·e·s expert·e·s de la ville, ce sont avant tout elles et eux.
Leonard est la plate-forme de prospective et d’innovation de VINCI. Dans un monde en transformation, Leonard détecte les tendances, accompagne l’innovation et réunit tous les acteurs du futur des villes et des territoires.