Les sans-abri en ville : les dynamiques de l'exclusion socio-spatiale
Il est devenu très courant de rencontrer des personnes sans-abri dans les rues animées des centres-villes ou dans les stations de métro centrales. S’installer dans ces centres urbains est primordial pour ces individus, car les espaces publics tendent à faciliter l’accession à certaines ressources nécessaires (nourriture, argent, aires de couchage chaudes) mais aussi à assurer l'anonymat et un faible contrôle social, ce qui est essentiel pour beaucoup dans la rue [1]. L'espace public urbain peut même, dans une certaine mesure, être un mécanisme qui contribue à façonner une nouvelle identité pour les sans-abri [1].
Cependant, au cours des cinq dernières années, le contrôle croissant des espaces publics dans les villes occidentales a conduit à une exclusion spatiale lente mais significative des personnes sans-abri par le biais de politiques telles que la vidéosurveillance ou de conceptions urbaines exclusives (comme le mobilier dissuasif). Dans la majorité des cas, les stratégies utilisées pour exclure les sans-domicile résultent de politiques de gestion de l'image des villes [1]. Dans une étude de cas sur la ville de Bologne, des chercheurs ont révélé que les partisans du contrôle et de l'exclusion de l'espace public des sans-domicile utilisent des stéréotypes basés sur la maladie et le désordre pour justifier certaines mesures d'exclusion spatiale. En contrôlant leurs espaces publics, les villes veulent donner l’illusion d’un environnement plus sûr et ordonné, et signalent que les groupes marginalisés pouvant compromettre la sécurité et l'image de la ville n’y sont pas bienvenus [2]. Ces mesures apparaissent dans les agendas politiques, sur fond d’arguments économiques forts couplés à des débats sur l'insécurité, la peur et le désordre provoqués par les attaques terroristes partout en Europe ainsi qu'à la perception de la crise des réfugiés [1].
Quels mécanismes cognitifs peuvent sous-tendre le soutien apporté à de si sévères politiques d'exclusion de l’espace public ?
Une partie de la littérature scientifique suggère que l’humain est doté de systèmes de protection inconscients, hérités de l’évolution, qui peuvent déclencher la recherche de distance physique et l’évitement social de certaines personnes. Comprendre ces mécanismes, et la vulnérabilité de l’humain à ces derniers, peut permettre de repenser la façon dont on communique et protège les individus qui se retrouvent alors en marge de la société.
Notamment, certains chercheurs s’intéresse à un concept appelé “système immunitaire comportemental”. Cette notion caractérise un ensemble de mécanismes psychologiques, dont le dégoût, qui poussent les individus à éviter le contact avec des environnements qui leur semblent propices aux agents pathogènes (qu’ils le soient effectivement ou non). Pour comprendre si le sentiment dégoût pouvait jouer un rôle dans le comportement à l'égard des sans-abri, des chercheurs ont mené des enquêtes d’opinion auprès de différents échantillons de population [3]. Ils ont observé que si le dégoût ne diminue pas le soutien aux politiques d'aide ni même n'engendre d'effets négatifs à l'égard des personnes sans domicile, il motive le désir d'éloignement physique, ce qui peut conduire les individus à soutenir des politiques qui excluent les personnes sans-domicile de la vie publique. Avec plus de 460 observations, l’étude de Clifford et Piston (2017) suggère en effet que les personnes qui sont les plus sensibles aux informations liées aux maladies étaient également plus favorables aux politiques d'exclusion.
Au delà de l’émotion, la perception de sécurité pourrait aussi être en cause dans les comportements d’exclusion des sans-domicile. Une récente étude s’est intéressée à la façon dont les croyances des individus vis-à-vis de la sécurité peuvent engendrer des comportements d’évitement de certains groupes [4]. Notamment, cette étude suggère que les individus qui pensent que le monde est un endroit dangereux, où il faut se protéger contre les menaces physiques, ont tendance à être particulièrement vigilants aux indices liés à la menace. Ils vont ainsi tendre à avoir des préjugés renforcés envers les membres de groupes associés de façon stéréotypée à la menace, comme c’est le cas des sans-domicile. Les variations dans cette perception de la sécurité prédisent alors des préjugés spécifiques qui conduisent à des réactions telles que la peur ou la distanciation sociale.
De plus, nous sommes particulièrement sensibles aux informations négatives. Dans le cas des personnes sans-abri, ces informations négatives sont souvent largement diffusées par les médias, qui peuvent tendre à stigmatiser ces individus. Notre cerveau traite de façon sélective les informations négatives : elles attirent et capturent efficacement notre attention. D’après certains chercheurs, une telle sélectivité de notre attention s'expliquerait par le fait que détecter rapidement les informations négatives pourrait contribuer à améliorer notre survie, en nous permettant d'identifier et d'éviter rapidement une menace potentielle [5]. Au delà de la détection, les informations négatives seraient également plus efficacement transmises entre les individus. Une étude s’est récemment intéressée à la façon dont des histoires aux contenus plus ou moins liés au dégoût se transmettaient socialement, et a indiqué que les histoires contenant le plus de dégoût étaient transmises avec plus de précision que celles qui en contenaient moins [6]. De plus, cette étude à également mis en évidence que la plupart des informations qui étaient retenues de ces histoires étaient les informations négatives. Le même type de traitement préférentiel est observé pour les informations liées à la menace, telles que les rumeurs véhiculant des informations sur un danger potentiel, même si ce danger est peu susceptible de se produire [6].
Ainsi, lorsque les médias véhiculent une perception stéréotypée des sans-abri, associée à la criminalité ou la maladie, l’opinion publique est sans doute plus susceptible de croire ces stéréotypes, de les conserver, et potentiellement de soutenir leur application à l’espace urbain.
Enfin, un autre mécanisme susceptible d’entretenir l’exclusion spatiale est le phénomène d’appartenance au groupe. Le groupe peut être considéré comme une sorte de raccourci cognitif qui aide à donner un sens à un monde social souvent complexe. Nous avons une forte propension à nous affilier à un groupe dès que l’opportunité se présente, mais appartenir à un groupe peut avoir des implications négatives potentielles. En effet, l’humain a tendance à évaluer différemment les individus selon leur groupe d’appartenance : il tend à favoriser les individus appartenant à son propre groupe (jugements plus positifs, comportements d’entraide et d’empathie) et à porter préjudice aux autres, qui sont plus distants de lui [7]. Ainsi, plus la distance psychologique et sociale à un individu est grande, plus le préjudice tend à être important. Dans le cas des personnes sans-abri, qui sont souvent marginalisées, ce mécanisme souvent inconscient est susceptible de maintenir la distance et de ne pas favoriser les comportements pro-sociaux. De plus, ce mécanisme, lorsqu’il est alimenté par une médiatisation centrée sur des informations négatives et discriminatoires, est susceptible d'entraîner un cercle vicieux : les personnes sans-abri se retrouvent toujours plus éloignées du reste de la population, rendant les comportements sociaux spontanés entre les groupes de plus en plus difficiles.
Ceci est d’autant plus préoccupant que le rejet social est loin d'être anodin : certaines études ont montré que lorsqu’un individu se retrouve exclu d’un groupe (volontairement ou involontairement), les régions de notre cerveau liées à la douleur physique ont tendance à s'activer [8]. Ces enseignements peuvent donc nous pousser à interroger les campagnes médiatiques qui insistent sur ce qui nous sépare des personnes sans-abri et qui accentuent ainsi la saillance des groupes sociaux existants.
En conclusion, l’humain serait doté de systèmes d'auto-protection qui sont activés par les informations liées à la maladie, à la violence, ou encore à la menace. Ces mécanismes inconscients sont constamment nourris par les informations que nous détenons sur les personnes sans-abri. Or, les médias, voire les campagnes caritatives, qui représentent la principale source d'information sur ce problème social, ont tendance à véhiculer une image négative et insalubre des personnes sans-domicile. Les informations négatives et menaçantes renforcent alors les préjugés, et peuvent entraver l’inclusion des personnes sans-abri dans les espaces publics. Par conséquent, les politiques de lutte contre l’exclusion des personnes sans-abri doivent impérativement s’accompagner d’une communication moins négative et discriminante. En effet, véhiculer une image moins stigmatisée de ce qu'implique l'absence de domicile fixe, et moins centrée sur ce qui distingue les personnes sans-abri du reste de la population, pourrait influencer positivement les représentations et attitudes de l’opinion publique et des décideurs.
Catherine Merle du Bourg et la [S]CITeam
Références