L’attachement au lieu : quel rôle dans la perception urbaine ?

[La version originale de l’article figure dans la publication officielle du Festival Conscious Cities 2019]

Quartier d’une grande ville, village de son enfance, pièce préférée d’une maison, nous sommes tous attachés à certains lieux, parce que nous y avons construit un bout de notre histoire, parce que c’est le lieu d’attache de notre culture, ou parce qu’il nous permet de ressentir des émotions positives. Cette relation que nous tissons avec les lieux, appelée « attachement au lieu », est un facteur déterminant dans la façon dont nous interagissons avec un lieu et réagissons lorsqu'il est menacé. Aujourd'hui, la mondialisation, les crises environnementales et politiques peuvent mettre en danger l'attachement au lieu en déplaçant les populations et en les éloignant des lieux où elles ont vécu et auxquels elles peuvent être attachées. Il apparaît donc urgent de mieux comprendre les fondements psychologiques de l'attachement au lieu, pour aider à le protéger et à le préserver face à l'adversité sociale, écologique et politique.

Mais comment l'attachement au lieu a-t-il été caractérisé par les sciences du comportement ? La recherche s’accorde sur une distinction entre la dimension fonctionnelle et la dimension émotionnelle de l'attachement au lieu : la dépendance et l'identité de lieu. La dépendance au lieu fait référence à l'attachement cognitif qui se produit lorsqu'un lieu répond aux besoins fonctionnels d’un individu. L’identité de lieu décrit l'importance affective et symbolique donnée à un lieu au fur et à mesure que l'individu s'y investit psychologiquement [1]. Ces deux facettes offrent des avantages importants aux individus : la dépendance au lieu peut répondre à leurs besoins et leur permettre d'atteindre leurs objectifs (il permet de trouver des services à proximité, de se rendre facilement à son travail…), tandis que l'identité de lieu peut améliorer l'estime de soi et le sentiment d'appartenance, réduire l'anxiété et procurer un sentiment de sécurité [2].

 
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En plus d'accroître le bien-être général des individus et des communautés, l'attachement peut aussi profiter au lieu lui-même, en stimulant les comportements de protection du lieu [3]. En effet, les individus qui ressentent un attachement profond à un lieu ont tendance à adopter des comportements qui aident à préserver ses qualités. Par exemple, l’attachement est associé à une plus grande volonté de combattre une menace hypothétique qui s’abattrait sur le lieu, ou de défendre le lieu contre des changements environnementaux éventuels [4]. Plusieurs études indiquent que l’attachement au lieu favorise les comportements durables et facilite la compréhension des comportements favorables à l'environnement [5]. De plus, les personnes qui se sentent fortement attachées à un lieu ont tendance à se sentir plus liées à la communauté locale et à entretenir de meilleures relations avec leurs voisins [6]. En fait, l'existence même d'une communauté locale peut découler du sentiment d'attachement que les individus ont à un lieu donné.

La notion de communauté est considérée comme un déterminant clé de l'engagement civique et semble particulièrement pertinente face à la crise écologique actuelle qui nécessite la mobilisation d'un large public. Favoriser l’attachement au lieu pourrait en effet motiver les individus à s'engager, seuls ou en groupe, dans des comportements pro-environnementaux comme le ramassage des déchets, le recyclage ou l'utilisation de la mobilité douce.

 
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Mais peut-on prédire et favoriser l’attachement au lieu ? Si oui, de quelle façon ?

Généralement, l'attachement au lieu se développe spontanément au fil du temps grâce aux interactions répétées avec un lieu et les souvenirs qu’on y accumule, et est prédit par des facteurs tels que la durée de résidence ou l'accession à la propriété. Cependant, il semble qu'un certain nombre de variables puissent renforcer le sentiment d'attachement, puisqu'il a notamment été démontré que les visiteurs de passage, qui n'ont pas résidé longtemps dans un lieu comme les touristes ou les propriétaires de résidences secondaires, peuvent se sentir fortement liés à celui-ci [7]. Une étude récente suggère même que les moyens modernes de communication et de mobilité ont facilité l'émergence de nouvelles formes d'attachement au lieu qui ne reposent pas exclusivement sur des expériences directes et prolongées avec un lieu [8].

Différentes interventions pourraient avoir le potentiel de favoriser l'attachement au lieu et être mises en œuvre en milieu urbain. L'un des prédicteurs les plus constants de l’attachement au lieu semble être la force des liens sociaux locaux ou du sentiment de communauté [9]. Par conséquent, les interventions urbaines qui contribuent à promouvoir le vivre-ensemble représentent des leviers pertinents pour favoriser l'attachement au lieu. Une étude récente indique que participer à de brèves interventions sur l'histoire d'une communauté locale est susceptible de renforcer l’attachement au lieu et l'engagement civique [6]. En effet, la recherche sur l'attachement à la communauté et au lieu montre que les individus ont une préférence pour les lieux historiques, qui véhiculent un sentiment de continuité avec le passé. Ainsi, le fait d'informer les nouveaux résidents sur l'histoire du quartier par des courriers de bienvenue ou de la signalisation dans les rues pourrait favoriser leur attachement au lieu et les comportements de protection. De la même façon, les événements de quartier qui fédèrent les habitants peuvent permettre de stimuler l’attachement au lieu et à la communauté.

 
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L'attachement au lieu peut aussi reposer sur l'apparence physique et les qualités d'un lieu donné. Plusieurs études suggèrent que l'une des principales caractéristiques d'un lieu favori est sa capacité à détendre les individus et à les protéger de l'expérience d’émotions négatives [10]. Les espaces naturels sont très susceptibles d'offrir un tel potentiel de détente et de restauration. Une explication possible de cet effet est que nos fonctions cognitives sont moins stimulées en milieu naturel qu'en milieu urbain, ce qui favorise la restauration cognitive, c’est-à-dire le retour à un meilleur fonctionnement de nos fonctions cognitives [11]. Pour cette raison, la préservation des espaces urbains naturels apparaît comme une intervention pertinente pour promouvoir l'attachement au lieu et les comportements de protection du lieu, surtout si l’on prend en compte l'impact bénéfique de l'expérience de la nature sur les comportements pro-environnementaux [12].

 
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 Un dernier type d'intervention urbaine qui peut affecter l’attachement au lieu est l'art. Les interventions artistiques en milieu urbain peuvent rehausser la valeur esthétique d'un lieu, qui est fortement associée à l'attachement [13]. Dans le cadre d'un projet récent, nous avons d’ailleurs pu explorer davantage le lien entre intervention artistique urbaine et attachement au lieu. Le projet UP/SIDE/DOWN/DOWN/TOWN qui s'est déroulé à Paris à l'été 2019 visait à transformer une galerie couverte au coin d'une rue parisienne en un lieu de rencontre coloré [14]. Ce projet, qui a remporté le concours "Embellir Paris" organisé par la Mairie de Paris visant à embellir des sites parisiens, a été réalisé par The Street Society, une agence d'innovation urbaine basée à Paris, et l'artiste Daniel van der Noon. Nous avons profité de cette opportunité pour mesurer l'expérience émotionnelle associée au lieu et le sentiment d'attachement, ainsi que les intentions comportementales de protection du lieu, chez 42 résidents du quartier (dont 15 femmes). L'objectif de notre étude était d'examiner l'impact d'une telle intervention artistique, avec l'hypothèse qu'elle augmenterait l'expérience d’émotions positives, le sentiment d'attachement à un lieu et la motivation à prendre soin du lieu.

 Nous avons d'abord recueilli des données sur l'expérience du site avant l'intervention auprès de 24 résidents locaux, en les interviewant alors qu'ils s'arrêtaient au niveau de la galerie. L’intervention venant de débuter, nous avons utilisé des photographies pour garantir un souvenir précis de la galerie, bien que les résidents étaient tous très familiers du lieu (durée moyenne de résidence de 12 ans dans le quartier). Trois semaines plus tard, l'intervention étant presque terminée, nous avons de nouveau recueilli l'expérience du site chez 18 nouveaux résidents (durée moyenne de résidence de 16 ans). Nous avons demandé aux participants de rapporter dans quelle mesure la galerie leur évoquait différentes émotions, un sentiment d'attachement et la volonté de protéger le lieu.

La galerie du 95 rue du temple à Paris, avant et après l’intervention UP/SIDE/DOWN/TOWN (photos Chris Saunders)

La galerie du 95 rue du temple à Paris, avant et après l’intervention UP/SIDE/DOWN/TOWN (photos Chris Saunders)

Nous avons observé que le site était initialement associé à des émotions négatives, en particulier de tristesse et de dégoût, principalement du fait de la faible valeur esthétique et de la présence d'incivilités perçues. À la fin de l'intervention, nous avons observé une augmentation significative des émotions de joie et de surprise, et une diminution significative des émotions négatives, grâce à la présence de couleurs vives sur les murs, le sol et le plafond. Il est intéressant de noter que les reports de colère ont complètement disparu après l'intervention.

 
Le graphique représente les scores moyens pour chaque émotion, avant et après l’intervention UP/SIDE/DOWN/TOWN (moyenne et erreur type)

Le graphique représente les scores moyens pour chaque émotion, avant et après l’intervention UP/SIDE/DOWN/TOWN (moyenne et erreur type)

 

Au-delà de l’augmentation drastique des émotions positives, nous avons observé un renforcement du sentiment d'attachement au lieu et de la volonté de prendre soin du lieu après l'intervention. 

 
Le graphique représente les scores moyens pour le sentiment d’attachement au lieu et la volonté de prendre soin du lieu avant et après l’intervention UP/SIDE/DOWN/TOWN (moyenne et erreur type)

Le graphique représente les scores moyens pour le sentiment d’attachement au lieu et la volonté de prendre soin du lieu avant et après l’intervention UP/SIDE/DOWN/TOWN (moyenne et erreur type)

 

Il est intéressant de noter qu'il existe une corrélation forte entre les sentiments de joie évoqués par le site, l'attachement et le désir de prendre soin du site : plus le site évoque la joie, plus l'attachement et la volonté d'en prendre soin sont élevés. Bien que cette étude ait été réalisée sur un échantillon limité de résidents, elle suggère que l'amélioration de la qualité des lieux par des interventions artistiques en milieu urbain est susceptible de favoriser l'attachement au lieu et les comportements de protection des lieux.

 Au-delà de souligner le rôle de l’attachement au lieu pour le confort fonctionnel et émotionnel des individus, ainsi que pour la préservation des espaces publics, elle met en lumière l’importance d’évaluer l’impact humain des interventions urbaines. De telles évaluations peuvent permettre de maximiser leurs effets bénéfiques sur le bien-être et les comportements (notamment pro-environnementaux). Dans le contexte du changement climatique, alors que 50% de la population mondiale vit en milieu urbain, il semble que les villes ont un rôle crucial à jouer dans la promotion des comportements de protection des lieux. Nous avons donc plus que jamais besoin d'études expérimentales soigneusement conçues pour déterminer quelles interventions seraient les plus efficaces pour promouvoir des comportements pro-environnementaux dans les villes. C’est une des ambitions fortes qui nous anime chez [S]CITY.

  1. Scannell, L., & Gifford, R. (2010). The relations between natural and civic place attachment and pro- environmental behavior. Journal of environmental psychology, 30(3), 289-297.

  2. Anton, C. E., & Lawrence, C. (2016). The relationship between place attachment, the theory of planned behaviour and residents’ response to place change. Journal of Environmental Psychology, 47, 145-154.

  3. Scannell, L., & Gifford, R. (2017). The experienced psychological benefits of place attachment. Journal of Environmental Psychology, 51, 256-269.

  4. Stedman, R. C. (2002). Toward a social psychology of place: Predicting behavior from place-based cognitions, attitude, and identity. Environment and behavior, 34(5), 561-581.

  5. Carrus, G., Scopelliti, M., Fornara, F., Bonnes, M., & Bonaiuto, M. (2014). Place attachment, community identification, and pro-environmental engagement. Place attachment. Advances in theory, methods and applications, 154-164.

  6. Stefaniak, A., Bilewicz, M., & Lewicka, M. (2017). The merits of teaching local history: Increased place attachment enhances civic engagement and social trust. Journal of environmental psychology, 51, 217-225.

  7. Stedman, R. C. (2006). Understanding place attachment among second home owners. American behavioral scientist, 50(2), 187-205.

  8. Gurney, G. G., Blythe, J., Adams, H., Adger, W. N., Curnock, M., Faulkner, L., ... & Marshall, N. A. (2017). Redefining community based on place attachment in a connected world. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114(38), 10077-10082.

  9. Lewicka, M. (2011). Place attachment: How far have we come in the last 40 years?. Journal of environmental psychology, 31(3), 207-230.

  10. Korpela, K., Kyttä, M., & Hartig, T. (2002). Restorative experience, self-regulation, and children's place preferences. Journal of environmental psychology, 22(4), 387-398.

  11. Lee, A. C. K., Jordan, H. C., & Horsley, J. (2015). Value of urban green spaces in promoting healthy living and wellbeing: prospects for planning. Risk management and healthcare policy, 8, 131.

  12. Rosa, C. D., & Collado, S. (2019). Experiences in Nature and Environmental Attitudes and Behaviors: Setting the Ground for Future Research. Frontiers in psychology, 10.

  13. Brown, G., & Raymond, C. (2007). The relationship between place attachment and landscape values: Toward mapping place attachment. Applied geography, 27(2), 89-111.

  14. see http://www.the-street-society.com/upsidedowntown for details