Naviguer dans la foule : comment notre cerveau évite t-il les collisions ?

Être capable de prédire et modéliser les flux de piétons et les mouvements de foule est un enjeu scientifique majeur, qui revêt des applications fortes en matière de sécurité et de design urbain. La recherche s’attache à comprendre la physique des foules, c’est-à-dire la façon dont la foule se forme, se déplace ou change de dynamique. Mais un intérêt particulier est également porté à la psychologie des foules, c’est-à-dire à l’ensemble des comportements et des processus de pensée des individus qui composent la foule, et qui font de ‘la foule’ une entité propre.

Parmi les interrogations soulevées par l’étude de ces phénomènes, une question se pose en particulier : comment se fait-il que dans des lieux tels que de grandes stations de métro, où des milliers de personnes se croisent chaque jour à vive allure, il y ait si peu de collisions ? Qu’est-ce qui nous permet en tant qu’humains d’appréhender les personnes auxquelles nous faisons face, de réagir rapidement, et de tout de même garantir nos correspondances ? Des éléments de réponse peuvent être apportés en s’intéressant à un type de neurones qui semble particulièrement important dans les interactions sociales : les neurones miroirs.

Les neurones miroirs appartiennent au système cortical moteur, et ont à la fois des propriétés motrices et sensorielles. Cela veut dire qu’ils sont excités à la fois quand une action est observée (mon amie attrape une pomme), et lorsqu’elle est exécutée (j’attrape une pomme). Leur découverte dans les années 90 chez le macaque par une équipe italienne, guidée par le neuro-scientifique Giacomo Rizzolatti, est considérée comme historique dans le champ des neurosciences sociales, et a ouvert un domaine de recherche prolifique [1]. On sait aujourd’hui que ces neurones se retrouvent également dans le cerveau humain et que l’on peut observer des propriétés miroirs dans plusieurs autres aires cérébrales [2].

 
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En marchant dans les couloirs de Châtelet - les Halles à Paris, de Saint-Pancras à Londres, ou encore de Grand Central à New York, on en vient à penser que nos neurones miroirs, étroitement liés aux fonctions perceptives et motrices de notre cerveau, pourraient être des alliés essentiels pour nous permettre d’anticiper les collisions potentielles, et de réagir en conséquence.

On a longtemps pensé que les neurones miroirs servaient surtout à la compréhension des actions d’autrui [3]. Grâce à une simulation dans notre cerveau des mouvements perçus, on pourrait se les représenter visuellement, et comprendre ainsi l’action de l’autre. Différents arguments peuvent par ailleurs laisser penser qu’une telle représentation sert aussi à la prédiction et à l’anticipation de la suite de l’action, pour une rapide coordination avec la personne observée. Dans les couloirs du métro, les neurones miroirs pourraient ainsi nous permettre d’anticiper les mouvements des autres usagers, afin de rapidement prévoir les actions à effectuer pour éviter une collision.

Dans cette perspective, la capacité à prédire et à anticiper des neurones miroirs est étroitement liée au contexte de l’action, et à la compréhension du but de celle-ci [4]. Comprendre l’intention de l’autre pourrait alors s’avérer également essentiel pour ajuster son comportement. Il semblerait qu’il soit pour cela nécessaire de posséder des représentations mentales particulières, qui ne sauraient être uniquement et rapidement construites par les neurones miroirs [5]. En revanche, les neurones miroirs donnent de précieuses informations d’ordre « sensori-moteur » qui permettent de guider ces représentations mentales. Ainsi, nous savons qu’une personne nous faisant face va bouger afin de ne pas entrer en collision avec nous, et le fait de la voir bouger nous informe de la manière dont elle souhaite le faire, et nous permet de réagir en conséquence.

 
Grand Central à New-York serait une des plus grandes gares du monde, avec plusieurs centaines de milliers de voyageurs chaque jour. Un défi pour la navigation spatiale.

Grand Central à New-York serait une des plus grandes gares du monde, avec plusieurs centaines de milliers de voyageurs chaque jour. Un défi pour la navigation spatiale.

 

Par ailleurs, lors des tentatives d’évitement, l’anticipation d’une seule des deux personnes ne suffit pas toujours, et une coordination avec la personne d’en face est de mise pour un évitement réussi. A qui n’est-il pas arrivé dans la rue de choisir d’éviter une personne par un côté, qui semble exactement être celui de prédilection de la personne en face, tombant alors nez à nez avec elle ?

Comme le décrit très bien Mehdi Moussaïd, éthologue spécialiste des dynamiques de foules, cette situation s’ensuit d’un habile jeu de miroir, où les deux personnes, voulant corriger leurs trajectoires, changent leur buste de direction, et se retrouvent alors à nouveau face à face, parfois plusieurs fois de suite, avant de parvenir à trouver une issue, un peu gênées [6]. Dans ces situations, les neurones miroirs pourraient permettre les rapides mouvements de correction, de la même manière qu’ils rendent possibles, la plupart du temps, les actions coordonnées entre deux individus, afin qu’ils s’évitent efficacement. L’activation simultanée de neurones miroirs chez deux personnes les aiderait à partager une représentation mentale commune de leurs actions et de leur but, ne pas se rentrer dedans en l'occurrence [7,8]. Cela faciliterait ainsi leurs décisions motrices respectives et leur permettrait de s’éviter, grâce à des prédictions permettant une parfaite coordination.

 
Les stratégies d’évitement sont également dépendantes du contexte culturel. Les lieux très touristiques poseraient-ils un challenge particulier pour notre cerveau ?

Les stratégies d’évitement sont également dépendantes du contexte culturel. Les lieux très touristiques poseraient-ils un challenge particulier pour notre cerveau ?

 

Si les neurones miroirs contribuent largement à réduire les collisions, il est important de considérer l’influence de facteurs culturels sur les comportements piétons [9]. En effet, des différences culturelles peuvent aider à comprendre la manière dont des personnes vont s’éviter : alors qu’en France, on a principalement tendance à éviter les personnes nous faisant face par la droite, ce n’est pas le cas au Japon ou en Inde [10]. Cela pourrait s’expliquer par le Code de la route dans ces pays, que les piétons tendraient à reproduire. Dans une telle perspective, éviter une personne serait facilité par l’habitude du choix du côté d’évitement, en plus de l’usage des neurones miroirs qui nous aideraient à ajuster notre trajectoire et effectuer l’évitement sans problème. On pourrait ainsi supposer que les différences culturelles liées aux stratégies d’évitement affectent le risque de collisions dans les sites touristiques très fréquentés, comme à Châtelet - les Halles, où un nombre non négligeable d’individus de tous horizons se croisent quotidiennement.

Par ailleurs, en analysant les stratégies de déplacement de groupes de dizaines de personnes, il a pu être montré que malgré les décisions individuelles de chaque personne, l’organisation des piétons au sein de groupes peut tout à fait être prédite. En effet, lorsque des espaces accueillent des piétons allant dans des directions opposées, comme c’est le cas dans un couloir de métro ou dans une rue piétonne très fréquentée, des lignes de personnes allant dans la même direction peuvent être observées en l’absence même de règles explicites, créant des zones qui s’apparentent à des routes. Cette stratégie auto-organisée permettrait une circulation efficace et fluide, en minimisant les ralentissements ou les collisions, car le flux de personnes arrivant en sens contraire est réduit, sinon canalisé [11].

Pour conclure, l’évitement dans les couloirs du métro requiert une alliance de capacités de prédiction et de coordination motrice, fournies par les neurones miroirs, mais également de capacités de compréhension des intentions d’autrui, des normes culturelles et des dynamiques de groupe. Etudier les mécanismes cérébraux qui sont à l’origine de ce type d’interactions sociales, mais également les comportements et la dynamique des foules, peut permettre de mieux comprendre comment les individus s’organisent spontanément dans une rue bondée, comment ils s’adaptent en fonction de leur lieu de vie, mais également ce qui est susceptible de provoquer des mouvements de panique. Ces recherches sont ainsi précieuses pour concevoir des lieux plus sûrs, dans lesquels la circulation, mais aussi l’évacuation, peut se faire de la façon la plus fluide et sécurisée possible.

Camille Courgeon, et la [S]CITeam


Nous remercions vivement Camille pour ce travail très intéressant et la confiance qu’elle nous a accordé pour la publication ! Nous remercions également Coralie Chevallier et Sacha Yesilaltay du cours de Cognition Sociale du Cogmaster (ENS, EHESS, Paris Descartes) pour l’opportunité donnée aux étudiants d’écrire un papier sur la cognition sociale en contexte urbain.

Références

[1] di Pellegrino, G., Fadiga, L., Fogassi, L., Gallese, V. and Rizzolatti, G. (1992) Understanding motor events: a neurophysiological study. Experimental Brain Research, 91, 176–180

[2] R. Mukamel, A.D. Ekstrom, J. Kaplan, M. Iacoboni, I. Fried (2010) Single-neuron responses in humans during execution and observation of actions, Current Biology, 20,750-756

[3] Rizzolatti, G., Fogassi, L. & Gallese, V., Neurophysiological mechanisms underlying the understanding and imitation of action (2001). Nature Reviews Neuroscience 2, 661–670

[4] Csibra G (2007). Action Mirroring and Action Understanding: An Alternative Account. IIn P. Haggard, Y. Rosetti, & M. Kawato (Eds.), Sensorimotor Foundations of Higher Cognition. Attention and Performance XXII. Oxford:Oxford University Press, 435–80

[5] Catmur, C. (2015). Understanding intentions from actions: Direct perception, inference, and the roles of mirror and mentalizing systems. Consciousness and cognition, 36, 426-433

[6] Moussaid, M (2019). Fouloscopie - Ce que la foule dit de nous, Section 1 « A droite toute ! » 

[7] Colling LJ, Knoblich G, Sebanz N. How does "mirroring" support joint action? (2013) Cortex, 49, 2964-5.

[8] Sebanz N, Knoblich G, and Prinz W. (2005) How two share a task: Corepresenting stimulus-response mappings. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 31: 1234e1246.

[9] Pelé, M., Bellut, C., Debergue, E., Gauvin, C., Jeanneret, A., Leclere, T., ... & Sueur, C. (2017). Cultural influence of social information use in pedestrian road-crossing behaviours. Royal Society open science4(2), 160739.

[10] Moussaid, M (2019), op. cit.

[10] Helbing, Dirk & Buzna, Lubos & Johansson, Anders & Werner, Torsten. (2005). Self-Organized Pedestrian Crowd Dynamics: Experiments, Simulations, and Design Solutions. Transportation Science. 39. 1-24.