Les inégalités de genre dans l’espace public : un entretien avec Ioana Valero et Isabel Blotnik, spécialistes de l’urbanisme participatif

Ioana (à gauche) et Isabel (à droite).

Ioana (à gauche) et Isabel (à droite).

Ioana est architecte et urbaniste, Isabel est ingénieure agronome. Ensemble, elles mènent des Jane’s Walk, marches urbaines exploratoires inspirées de Jane Jacobs, célèbre écrivaine, urbaniste et militante qui s’est battue pour faire entendre la voix des habitants dans la planification urbaine.

Elles nous expliquent ce que sont ces marches, et pourquoi elles peuvent être un prétexte pour aborder des sujets de fond dans la ville, comme celui des inégalités de genre dans l’espace public. 

[S]CITY : Bonjour Ioana et Isabel ! Dans votre travail, vous donnez toutes deux une part importante aux démarches participatives, qui visent à intégrer les habitants dans les projets urbains. Qu’est-ce qui vous a mené à cela ? 

Ioana : Après ma formation d’architecte, j'ai commencé un travail de déconstruction de ce que j’avais étudié car j'étais très critique vis-à-vis de la dimension autoritaire que pouvait avoir la pratique de l’architecte. J’ai presque ressenti une sorte de complexe de supériorité car j’avais l’impression qu’on se pensait légitime pour tout décider. Aujourd’hui, j’essaye de garder à la fois mon regard d’architecte, mais aussi de citoyenne, pour ne pas parler depuis une position de sachant et savoir me mettre en retrait. J'ai ainsi développé une activité de facilitatrice de démarche participative pour mettre mes connaissances au service des gens et leur permettre de s’investir dans les projets. J’ai commencé dans le cadre de CivcWise, qui est un réseau pluridisciplinaire de professionnels spécialisé dans les approches participatives. Je fais partie également du collectif CoVille, au sein duquel nous expérimentons et partageons des pratiques de création collective.

Isabel :  Je suis agronome, spécialisée en environnement et aménagement du territoire. Moi qui ai toujours vécu dans des grandes villes, j’ai choisi d’aller plutôt vers la pédagogie, d’être dans l’échange et dans le collectif. Je collabore notamment avec Ioana sur des ateliers de cartographie participatives qui rejoignent les questions d’aménagement du territoire, où les habitants sont invités à cartographier l’espace tel qu’ils le vivent ou l’imaginent. J'ai un regard technique de façon inconsciente, du fait de ma formation, mais j'essaie toujours d'appréhender mon travail en tant qu’usagère.

[S]CITY : Vous avez organisé ensemble des Jane’s Walks, marches exploratoires dans la ville. Pourquoi ces marches ?

Isabel : L'idée de la Jane’s Walk, c’est de faire une marche exploratoire dans un quartier donné, de déambuler en prêtant attention à ses propres sensations et à celle des autres participants. Ca permet de découvrir ou redécouvrir un endroit en étant plus concentré sur ce que l'on perçoit, mais aussi de prêter attention à ce que l'on ne voit pas forcément, même dans un quartier qu'on connait déjà. C'est une façon d'ouvrir les yeux, d’être plus alerte à ce qu'il se passe autour de nous. C’est aussi l’occasion de donner la parole aux habitants, qui sont souvent les vrais experts d’un quartier.

Ioana : Ce que je trouve intéressant, c’est que ce type de pratique ludique est également un espace de rencontre qui donne une liberté suffisante pour échanger avec les autres. Lorsque l’on déambule dans la ville, on peut davantage s’éparpiller, on se laisse surprendre, déconcentrer. J’ai l’impression que ce cadre favorise un échange d’idées plus spontané et créatif. Cette dimension ludique de la marche est un prétexte pour aborder des sujets de fond dans la ville. Je pense que c’est important d’associer l’apprentissage à des temps de rencontres agréables, et pas forcément à quelque chose de sérieux. Pour moi, la discussion est aussi importante que la marche elle-même.  

[S]CITY : Parmi les sujets de fond que la ville permet d’aborder, il est un sujet délicat et néanmoins essentiel qui vous tient à coeur, c’est celui de l’invisibilité de la femme. Vous avez récemment organisé une marche sur ce thème...

Isabel : Si l’on se promène dans un quartier, par exemple le 5ème arrondissement de Paris où nous avons récemment organisé cette marche, on se rend compte qu’il n’y a pas de noms de femmes dans les rues. Il y a des rues aux noms d’hommes botanistes ou biologistes, des plaques célébrant Hemingway ou Descartes, mais sur plus de 200 rues, seules 4 comportent des noms de femmes (ndlr : voir [1]) … Ce qui était intéressant lors de la marche, c’est que nous n’avions pas annoncé aux participants que c’était l’un des sujet que nous voulions aborder, mais le constat s’est fait de manière collective. Le fait de l’expérimenter, de le constater ensemble, est sans doute plus marquant.

Ioana : Quand on parle de perspective de genre, il faut cependant distinguer deux aspects. L’aspect qu’a mentionné Isabel est celui de la visibilité, cela consiste à dire que la ville est un miroir de la société et qu'elle reflète la façon dont la société est organisée. L’autre aspect correspond au fait que la ville est le lieu où la vie quotidienne se déroule, et qu’il faut donc qu’elle soit adaptée à toutes les personnes qui l'utilisent, en prenant en compte toutes les expériences des gens qui y habitent. Seulement, on imagine souvent l’habitant lambda comme un homme de classe moyenne, et on a tendance à exclure la diversité des expériences, notamment celle des femmes.

[S]CITY : A quels types d’expériences fais-tu référence ?

Ioana : Je pense notamment à ce qu’on appelle le “travail reproductif”, qui a tendance à être oublié, laissé de côté. C’est un travail qui prend beaucoup de temps mais qui n'est pas rémunéré et reconnu socialement. Par exemple, aujourd’hui en France, les femmes prennent en charge 70% des tâches domestiques, elles y consacrent 2,5 plus de temps que les hommes [2]. Le travail reproductif comprend notamment le travail domestique (éducation des enfants, tâches ménagères, soin des personnes dépendantes, soutien émotionnel…) et aussi toute la charge mentale qui y est associée. Il faut imaginer une manière de donner de la reconnaissance à ce travail quand on pense l’espace public car si l’on veut comprendre l’expérience des femmes en ville, il faut aussi penser à tout ça. Par exemple, lorsqu’on pense à la mobilité en ville, on pense généralement au trajet domicile-travail mais il faut également penser à tous les autres trajets quotidiens liés au travail reproductif comme aller chercher les enfants à l’école, aller faire les courses, etc.

Isabel : La perspective de genre soulève d’autres questions aussi comme celle de savoir si je vais pouvoir me déplacer sans problème, si je vais devoir adapter ma tenue, comment je vais faire pour me déplacer si je dois enchainer plusieurs activités, etc.

[S]CITY : On sait en effet que face à un même environnement urbain, les femmes ont toujours une perception de sécurité moindre que les hommes [3]. Cette menace perçue affecte la façon dont on vit la ville. 

Ioana : L’anxiété est en effet une expérience négative, mais elle l’est d’autant plus si l’on est en permanence dans l’anxiété. Ces expériences diminuent l’épanouissement, la confiance en soi, ce qui fait que l’écart dans l’accès à la ville qui existe entre femmes et hommes se creuse encore plus. C’est important de prendre conscience de ces inégalités, ça peut être libérateur mais c’est parfois lourd aussi car on peut tomber dans une forme de découragement. La Jane’s Walk permet une prise de conscience, d’une façon positive. C’est important car la question de la perspective de genre n’est pas facile à aborder, bien qu’elle me semble mieux accueillie depuis le mouvement MeToo. Avant, aborder ce sujet était souvent perçu comme une revendication militante, un peu amère. Il s’agit néanmoins d’un sujet délicat, qui peut susciter un malaise, mettre les gens sur la défensive, il faut donc trouver des stratégies pour débloquer cette résistance.

[S]CITY : Avez-vous l’impression qu’une prise de conscience ait lieu au niveau urbain à ce sujet ?

Isabel : Oui, il y a une prise de conscience. Mais elle ne s’accompagne pas encore d’un réel changement politique ou urbanistique, et c’est ça qui est dur. Il y a des initiatives qui se créent, il existe des chartes d’aménagement pour l’égalité des hommes et des femmes, mais en pratique, il y a peu de changements dans la ville. Il y a quelques années, une brigade anti-harcèlement a été créée dans le métro à Paris, avec un numéro à appeler en cas d’atteinte. C’est un tout petit pas, mais cela montre que la société nomme et reconnaît que ces problèmes existent dans l’espace public. Il faut que cette perspective de genre soit de plus en plus intégrée à la planification urbaine.

[S]CITY : Selon vous, quels changements dans la planification urbaine refléteraient une meilleure prise en compte de l’expérience des femmes dans la ville ?

Ioana : En premier lieu, avant d’agir dans un quartier, il est très important de faire un diagnostic participatif de qualité, qui permet d’impliquer les habitants pour identifier les éléments à améliorer. Par exemple, il est intéressant d’étudier les trajets qui sont faits dans la ville afin d’identifier les lieux où il faudrait mettre des bancs, où il faudrait réduire la circulation, où il manque des équipements etc. Ensuite, pour moi, une des vraies anomalies de la ville, c’est la présence de la voiture, et elle n’a pas le même impact sur les hommes et les femmes. Les quelques changements qui se font en ce moment, par exemple de faire davantage de rues piétonnes ou d’espaces verts, bénéficient à tous mais en particulier aux femmes car elles font plus de trajets quotidiens à pied et elles sont plus exposées aux nuisances des voitures [4].

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[S]CITY : Avez-vous un exemple concret de ville où ces changements ont actuellement lieu ? 

Ioana : Un bon exemple est le projet des Super-Blocks à Barcelone qui vise à limiter ou à diminuer la présence de la voiture dans certains ilôts de rues de façon à créer des blocs de rues piétonnes [5]. Le résultat est étonnant, les gens se sont appropriés l’espace urbain et le nombre de personnes présentes dans la rue est incroyable. Il semble que ça ait favorisé un usage différent de l’espace public : on voit beaucoup plus d’enfants, de personnes en fauteuils roulants, de personnes âgées, des femmes qui se réunissent entre elles après leurs courses. Ça favorise une expérience de la ville comme lieu de loisir, permettant à tous de mieux en profiter, mais particulièrement aux femmes. Ce genre de projets, permettant aux femmes de s’approprier la ville davantage, nous semblent plus inclusifs que les projets orientés uniquement vers les loisirs - comme les skateparks ou les terrain de sport - qui sont majoritairement utilisés par des hommes [6]. Mais je tiens à préciser qu’au-delà d’une démarche participative de qualité, le succès des Super Blocks provient également du fait que les citoyens se sont mobilisés et font pression pour défendre une certaine vision de la ville. Cette pression citoyenne est un contre-pouvoir nécessaire face aux lobbys, celui de la voiture par exemple. Je crois beaucoup au fait que nous avons une capacité d’action et d’impact en tant que citoyens.

Le projet Super-Blocks à Barcelone (photo de Ioana Valero)

Le projet Super-Blocks à Barcelone (photo de Ioana Valero)

[S]CITY : Quel serait un modèle de ville idéale pour vous ?  

Ioana : Une ville que tout le monde puisse s’approprier, et qui soit gouvernée de manière participative et inclusive. Je pense que  nous pouvons apprendre des modes de gestion des villes de petite taille, de moins de 50 000 habitants, comme c’est le cas des Slow Cities. Dans ces villes, le rapport entre espace public et densité de population est plus équilibré car elles sont moins denses, et l’espace public est géré de façon beaucoup plus harmonieuse. Les grandes villes génèrent des tensions car il y a beaucoup d’habitants pour peu d’espace, les usages se superposent, ce qui conduit à un retrait de certaines populations. On pense par exemple au cas des petites filles. Dans les espaces de jeu, ce sont souvent les petites filles qui se mettent en retrait. Les villes où il y a plus d’espace public sont plus démocratiques, plus égalitaires car tout le monde peut y avoir sa place. De plus, dans ces villes plus petites, les démarches participatives sont facilitées car les élus sont plus accessibles, c’est plus facile d’aller directement leur parler. Afin de favoriser les démarches participatives, au-delà de la taille de la ville, il est nécessaire de développer une culture de l'écoute de la collaboration. Mais s’il faut de l’humilité aux décideurs pour écouter les gens, et il en faut certainement plus pour écouter les enfants ! Pourtant, les enfants savent beaucoup de choses, on le voit aujourd’hui avec les mouvements pour l’écologie notamment. Il faut que les politiques soient capables de déconstruire les a priori et de faire preuve d’une ouverture d’esprit majeure.

Isabel : Aujourd’hui, l’espace public est genré, et ça commence dès la petite enfance. Les cours d’écoles sont faites pour les jeux de ballons des garçons, les filles ont tendance à rester dans un coin. A l’adolescence c’est pareil, les équipements sportifs publics sont principalement utilisés par les garçons (ndlr : 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes, d’après Edith Maruéjouls, géographe du genre [7]). Il faut inclure la petite enfance dans cette vision de la planification urbaine et dans la perspective de genre. Pour moi, un bon indicateur de la qualité d’une ville, petite ou grande, c’est de voir une hétérogénéité dans l’utilisation de l’espace public, que toutes les personnes puissent s’y retrouver. Ça me rassure que tous les groupes d’âge, classes sociales, identités de genre, orientations sexuelles, origines, et autres minorités soient visibles dans l’espace public. On parle de la place des femmes, mais il s’agit d’inclure toutes les personnes vulnérables dans la planification des espaces publics.

Ioana : Le long de la conversation nous avons abordé la ville depuis une perspective de genre, cherchant à prendre en compte la vision et les besoins des femmes, mais il ne s’agit que d’un premier pas. Ce serait intéressant de sortir de la dichotomie homme-femme et de prendre en compte toutes les identités de genre possibles tout en écoutant les revendications des mouvements LGBTIQ.

Hétérogénéité dans une rue de Barcelone (photo de Ioana Valero)

Hétérogénéité dans une rue de Barcelone (photo de Ioana Valero)

[S]CITY : Merci beaucoup Ioana et Isabel pour cet échange, et votre travail de prise en compte des expériences de chacun dans les espaces publics !

En conclusion, une citation d’Yves Raibaud, géographe et auteur de “La ville faite par et pour les hommes” : “Dès qu’une collectivité est paritaire, les décisions changent totalement. La parité donne aux femmes un pouvoir égal à celui des hommes en collectif, et leur permet d’imposer une vision de la ville qui est forcément culturellement différente, puisque la culture des femmes, à laquelle elles sont assignées, le travail forcé des femmes, c’est les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées. Lorsqu’elles sont massivement transportées en politique, les femmes s’intéressent à la ville qui soigne, la ville qu’elles ont connu en poussant un fauteuil roulant, en tirant un bébé derrière, en accompagnant les personnes. Cette vision de la ville se transforme profondément lorsqu’on écoute la voix des femmes” [8].



Références :

[1] On estime que sur les 6000 voies que compte Paris, environ 250 comportent des noms de femmes contre 3200 à 4000 pour les hommes, soit moins de 5%. https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_voies_de_Paris_se_r%C3%A9f%C3%A9rant_%C3%A0_un_nom_de_femme

[2] https://www.francetvinfo.fr/societe/egalite-homme-femme-la-repartition-des-taches-domestiques-en-trois-graphes_902569.html ; https://www.insee.fr/fr/statistiques/1372773?sommaire=1372781

[3] https://www.scity-lab.com/blog/2019/1/10/eclairage

[4] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/10/14/mobilite-et-precarite-deux-enjeux-tres-lies-pour-les-femmes_5014158_4355770.html

[5]https://www.vox.com/energy-and-environment/2019/4/9/18300797/barcelona-spain-superblocks-urban-plan

[6] https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/06/26/mieux-accueillir-les-femmes-dans-l-espace-public-le-casse-tete-des-urbanistes-et-des-chercheurs_5151391_3224.html

[7] Maruéjouls-Benoit, É. (2014). Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes: pertinence d'un paradigme féministe (Doctoral dissertation, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III).

[8]https://soundcloud.com/lescouilles-podcast/des-villes-viriles