Rendre la ville aux piétons : comment le trafic influence-t-il le bien-être ?
Le nom de Donald Appleyard ne vous dit peut-être rien. Une recherche sur les versions francophones de Google ou Wikipedia donne peu de résultats : aucun de ses ouvrages ne semble être traduit en français, et aucun article n'apparaît à son nom. Donald Appleyard (1928-1982, chercheur Britannique et Américain, et Professeur de ‘Urban Design’ a l‘University of California - Berkeley) est pourtant considéré comme l’un des pionniers de la recherche à l’intersection entre les sciences psychologiques et le management de l’espace urbain. Dans ses travaux, Appleyard s’est attaché à comprendre (et aussi, dénoncer) la façon dont l’irrigation de l’espace urbain par les infrastructures routières pouvait nuire aux liens sociaux et à la satisfaction quotidienne dans l’espace urbain. Ironie du sort, Appleyard meurt percuté par une voiture a Athènes, en 1982.
A l’heure où les enjeux écologiques et les questions de qualité de l’air en milieu urbain sont des préoccupations majeures, et alors que les alternatives de transport moins directement émettrices de polluants émergent en ville (voitures et autres modes de transport électriques ou au gaz naturel), les travaux de Donald Appleyard et de ses successeurs nous rappellent que les aspects psychologiques immédiats des environnements saturés par le trafic doivent aussi, et avant tout, être pris en compte.
Les rues sont des espaces fantasmés. Appleyard rappelle qu’à bien des égards, nous les considérons comme des ‘symboles de la vie urbaine de la classe ouvrière, des images d'un monde florissant et animé d'intenses interactions humaines, rempli de commérages, d'humour, de dépendance et de solidarité communautaire que les banlieusards de la classe moyenne ont perdu’ [1]. Pour autant, essayez de traverser une rue animée d’un grand centre urbain : ‘pressé entre les excès de vitesse [...] on vit une expérience urbaine des plus dangereuses" [1], p. 109.
La rue ne s'avère pas seulement dangereuse et nuisible aux personnes de passage. Les résidents pourraient en être les premières victimes. En 1972, Donald Appleyard et son collègue Mark Lintell publient une étude qu’ils veulent préliminaire, mais qui annonce certaines des suggestions de son ouvrage le plus connu, ‘Livable Streets’ (publié en 1981). Commissionnés par la ville de San Francisco, les deux chercheurs procèdent à des entretiens avec des résidents de 3 rues relativement semblables, mais sujettes à un trafic routier plus ou moins important. Dans la rue la plus empruntée par les véhicules (‘Heavy street’), le volume de trafic aux heures de pointe est de 900 véhicules par heure. Dans une rue à fréquentation intermédiaire (‘Moderate street’), on peut rencontrer 550 véhicules par heure aux horaires de pointe. Enfin, 200 véhicules par heure parcourent la rue la plus calme (‘Light street’) aux heures de pointe. Si la classe sociale, le niveau d'éducation et le montant des revenus sont comparables entre les 3 rues, des différences émergent au niveau du profil des résidents : la ‘Light street’ est plus familiale et on y voit des enfants. La moitié des résidents y possèdent leur logement et l’on y demeure en moyenne 16 ans. En comparaison, la Heavy Street n’abrite presque aucun enfant, la grande majorité des résidents ne sont que locataires (et le loyer y est plus cher que dans la Light Street) et l’on n’y reste en moyenne que 8 ans. La Moderate Street montre un visage intermédiaire : des durées de résidence un peu supérieures à la Heavy Street mais inférieures à la Light Street, et des loyers également intermédiaires.
S’il est difficile d’attribuer avec certitude ces différences de profil résidentiel au trafic routier des trois rues, Appleyard et Lintell s’efforcent de les comparer. En plus d’avoir choisi des rues équidistantes aux commerces, proches architecturalement, et toutes bien maintenues, ils s’entretiennent avec 12 résidents par rues (30% des résidents) appartenant à trois classes d'âge (< 25 ans ; entre 25 et 55 ans ; > 55 ans). Les entretiens se composaient de questions portant sur la dangerosité du trafic, le niveau de stress, de bruit et de pollution, le degré d’interaction sociale avec les autres résidents, le sentiment de bénéficier d’un espace privé et l'intérêt que les résidents portent à l’aspect de leur rue.
Les résultats (il s’agit d’une analyse qualitative) montrent que la peur du trafic était la plus élevée chez les résidents de la High Street. Le trafic dense pouvait également avoir des conséquences indirectes : un plus grand nombre d’inconnus dans la rue, une moins forte envie de s'arrêter dans la rue, et d’y discuter avec les autres résidents.
Concernant la pollution sonore, la rue ‘Heavy Street’ était objectivement la plus bruyante (au dessus de 65 décibels 45% du temps, contre 5% du temps dans la ‘Light Street’). Subjectivement, ses résidents rapportaient un plus grand sentiment de nuisance.
Les interactions sociales semblaient plus développées chez les résidents de la Light Street, qui comptaient 3 fois plus d’amis et 2 fois plus de connaissances dans leur rue que les résidents de la Heavy Street, un résultat que les auteurs expliquent en partie par la plus longue résidence et qui a pour conséquence un investissement plus important de l’espace public (jusqu'à l’usage de la rue pour des sports collectifs entre enfants et/ou adolescents).
Enfin, le sentiment de bénéficier d’un espace semblait différer entre les résidents des 3 rues : les résidents des rues Light et Moderate considèrent la rue comme une partie de leur ‘territoire’ tandis que le territoire des résidents de la rue Heavy s'arrêtait à la porte de leur appartement.
En dépit de l'échantillon réduit et du nombre important de facteurs confondants (des différences en termes de prix des logements notamment, et des profils des résidents), ces travaux ont été pionniers et ont permis d'élaborer des hypothèses de travail nécessaires à l'établissement d’outils de diagnostic. En particulier, il a été proposé que la densité du trafic routier dans une rue pouvait causer un moindre investissement des résidents, moins d'activités sociales dans la rue, des interactions sociales généralement plus réduites, et donc un sens plus faible de la communauté. Or, le sens de la communauté participe à l'attachement affectif au lieu, phénomène important qui augmente le bien-être des individus et les invite à s'investir dans la vie de quartier. De plus, il a été montré que la pollution sonore liée au trafic routier a un effet délétère sur le développement, et le fonctionnement cognitif, alertant d'autant plus sur la nécessité de diagnostiquer les nuisances associées au trafic.
Bien que ces travaux pionniers aient donné lieu à de nombreuses autres recherches [e.g., 3, 4, 5], que penser de ces résultats aujourd'hui, près de 50 ans plus tard, alors que la voiture n'a cessé d'envahir les villes ? D'autres investigations doivent naître de ces études et pourront bénéficier des outils issus des sciences cognitives pour analyser plus en détails le ressenti et les perceptions des résidents, des données complémentaires à celles récoltées par les méthodes d’entretien. Une des questions les plus pressantes est la façon dont la configuration des rues (par exemple, l'aménagement en boulevard [3] ou la présence d’outils régulateurs du trafic) affecte le ressenti des résidents.
Ultimement, ces recherches (et les recommandations qu’elles apporteront) permettront de faire revivre les rues, en restreignant par exemple la circulation pour permettre aux plus jeunes des résidents (les enfants) d’investir la rue comme un espace de jeu [6, 7, 8]. Chez [S]CITY, nous soutenons les initiatives qui vont dans ce sens.
Guillaume