Darwin arrive en ville : comment l’urbain impacte t-il l’évolution des espèces ?
La ville influence le fonctionnement des êtres vivants. Chez l’humain, il est désormais établi que la vie urbaine impacte notre santé mentale et nos fonctions cognitives, telles que notre capacité attentionnelle, notre perception sensorielle, ou encore nos réactions émotionnelles. Mais de plus en plus de données suggèrent aujourd’hui que la ville agit aussi sur l’évolution même des espèces, mettant alors en lumière l’extraordinaire capacité d’adaptation des animaux et végétaux à un environnement toujours plus urbanisé.
Dans son livre « Darwin comes to town – How the urban jungle drives evolution », Menno Schilthuizen, écologue et biologiste de l’évolution, soutient que la ville peut influencer l’évolution des espèces bien plus rapidement que Darwin l’avait un jour pensé. En effet, d’après le célèbre naturaliste, père de la théorie de l'évolution par sélection naturelle, l’évolution était un processus si lent qu’on ne pouvait en être témoin en l’espace d’une vie humaine. Or, il semblerait aujourd’hui que pour certaines espèces, une vie puisse parfois suffire.
Si les espèces végétales et animales peuplent nos villes, il semble donc qu’elles parviennent également à s’y adapter pour survivre. De nombreux exemples d’adaptation urbaine existent aujourd’hui : des corbeaux qui placent leurs noix sur les routes pour que les voitures les ouvrent en passant, des lézards dont les pattes évoluent pour mieux adhérer au bitume, des araignées qui tissent leurs toiles près des sources de lumière pour mieux attirer les papillons de nuit, des papillons de nuit qui apprennent en retour à ne pas se laisser leurrer par les lampadaires … Mais l’on peut se demander pourquoi les villes seraient-elles des territoires propices à l’évolution des espèces ? Notamment parce que ce sont des territoires riches en biodiversité, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
Il existerait en effet plusieurs facteurs qui concourent au fait que les villes soient malgré tout des environnements riches en faune et en flore [1]. Tout d’abord, les territoires choisis il y a des milliers d’années pour devenir des villes étaient généralement des territoires riches en biodiversité. Les hommes choisissaient en effet de s’implanter dans les régions biologiquement riches, là où la faune et la flore abondaient, et là où le climat était propice à la vie humaine. Ces territoires seraient donc favorables à la biodiversité car ils l’étaient déjà avant que les villes n’y soient construites. Également, les villes rassemblent des individus de milieux divers, susceptibles d’amener avec eux des espèces provenant d’autres régions ou continents. Par exemple, on estime qu’environ 40% de la flore sauvage des villes européennes et nord-américaines est constituée d’espèces exotiques. Ce brassage permis par les flux humains enrichirait la ville d’espèces nouvelles, et favoriserait donc la biodiversité. De plus, les zones péri-urbaines sont aujourd’hui de plus en plus utilisées pour l’agriculture intensive, qui décime les espèces animales et végétales, faisant alors des villes des espaces finalement plus préservés. Enfin, contrairement à ce que notre perception pourrait nous laisser penser, les villes recèlent une multitude d’habitats variés. Là où nous ne voyons que rues, magasins, parkings, se trouve en réalité une diversité de milieux secs, humides, minéraux, végétaux, terrestres, souterrains...
En bref, un terrain idéal pour espèces en tous genres, et donc un terrain idéal pour étudier leur évolution. Mais même si ces phénomènes surviennent parfois sur le pas de nos portes, les étudier de façon rigoureuse nécessite souvent un travail au long cours.
L’exemple de l’hirondelle à front blanc est considéré comme un cas typique d’adaptation urbaine. Mais pour le mettre en évidence, il aura fallu que deux chercheurs consacrent 30 ans de leur carrière à l’étudier [2].
Ce couple de scientifiques s’est en effet intéressé aux collisions qui surviennent entre oiseaux et voitures sur les routes, et qui tuent plus de 80 millions d’oiseaux chaque année, aux Etats-Unis seulement. Face à l’ampleur de la mortalité pour certaines espèces, les chercheurs ont fait l’hypothèse qu’un processus de sélection naturelle, censé sélectionner les individus qui sont le mieux adaptés à l’environnement, pourrait survenir et ainsi privilégier les individus qui apprennent à éviter les voitures, ou qui possèdent d’autres caractéristiques qui les rendent moins susceptibles d’entrer en collision avec des véhicules. Les hirondelles à front blanc sont particulièrement victimes de ce phénomène, puisqu’elles utilisent les structures telles que les ponts d’autoroute et autres viaducs comme sites privilégiés pour construire leurs nids. Ces populations se retrouvent donc régulièrement en bordure de route, au plus près du danger.
Pour étudier la survenue d’un processus de sélection naturelle, les chercheurs ont étudié pendant 30 ans le comportement des hirondelles à front blanc dans l’état du Nebraska, aux Etats-Unis. Ils se sont intéressés au taux de mortalité et à la morphologie des oiseaux qu'ils étudiaient vivants et morts. Au cours de ces 30 années, ils ont d’abord observé un déclin de 90% de la mortalité des oiseaux, malgré une augmentation de leur population et du trafic routier. Ces chiffres, qui indiquaient plus d’oiseaux, plus de voitures, mais moins de collisions, étaient une première indication qu’un changement était en train de se produire chez les hirondelles à front blanc. Les chercheurs ont également observé qu’au fil du temps, la forme des ailes des hirondelles s’était peu à peu modifiée. Plus précisément, la forme des ailes des oiseaux qu’ils mesuraient vivants ne suivait pas la même évolution que celle des oiseaux qu’ils retrouvaient morts sur la route. Les premiers présentaient des ailes plus courtes et arrondies que les seconds, morphologie a priori propice à des décollages verticaux plus rapides et des virages plus efficaces. Ainsi, les individus capables de réagir plus rapidement étaient plus à même d'éviter les véhicules, et donc de survivre, que ceux aux ailes plus longues. En quelques décennies, l’espèce se serait semble-t-il adaptée à l’environnement urbain, diminuant drastiquement le nombre de morts par collisions. [2]
Le même type de phénomène peut également s'observer chez les espèces végétales implantées dans nos villes. Une étude réalisée dans le sud de la France à Montpellier suggère en effet que l’environnement urbain peut exercer une influence sur l’évolution d’une espèce de plante appelée Crepis sancta [3]. Cette plante qui ressemble à une marguerite produit normalement deux types de graines : des graines lourdes qui tombent au sol et des graines légères dotées d’une sorte de petit parachute qui leur permet de dériver sur de plus longues distances grâce au vent. Cette dualité permet à Crepis sancta de favoriser à la fois la germination au pied de la plante mère, là où le sol est fertile, mais également de se disséminer aux alentours si les graines viennent à se poser sur un sol propice à la germination.
Dans les champs et les vignobles autour de Montpellier, Crepis sancta produit majoritairement des graines légères qui peuvent se disséminer aux alentours. Cependant, les biologistes se sont rendus compte que l’inverse survenait chez les spécimens étudiés dans la ville : la plante y fabrique une majorité de graines lourdes. Quelle différence notable entre ces deux populations de plantes ? Celles de Montpellier poussent sur les pieds d’arbres disposés sur les trottoirs, qui sont séparés de 5 à 10 mètres les uns des autres. Dans ce contexte, les graines légères transportées par le vent risqueraient fort de se poser sur le béton. En revanche, les graines lourdes qui se déposent au pied de la plante mère sont assez sûres de trouver là un terreau fertile. Ainsi, cette étude suggère que les plantes prédisposées génétiquement pour produire des graines plus lourdes ont été favorisées par l'évolution urbaine. D’après les auteurs de l’étude, il aura fallu 12 générations pour que ce changement opère, c’est-à-dire une douzaine d’années, au rythme d’une génération de plante par an. [3]
Certaines espèces seraient donc amenées à s’adapter à la ville pour pouvoir y prospérer. Mais encore faut-il que l’environnement urbain soit conçu et géré de façon à faciliter la vie des espèces animales et végétales qui l’habitent, et à soutenir la biodiversité. De plus en plus, les territoires agissent en faveur de la biodiversité en replantant des arbres (projet des cours oasis à Paris), en installant des structures végétales là où des arbres ne peuvent pas pousser (projet Urban Canopee à Toulouse) ou en permettant aux citoyens de végétaliser leurs rues ou de tenir des jardins partagés (un peu partout en France). Des initiatives se développent également pour sensibiliser les citoyens à la question de la biodiversité, en les transformant par exemple en échantillonneurs d'oiseaux ou de vers de terre. Chez [S]CITY, nous soutenons cette prise de conscience, nécessaire dans un contexte où l'urbanisation se déploie et où la crise écologique affaiblit déjà nos écosystèmes.
Emma et la [S]CITeam
Références