Changer d'air : musique et espaces publics

A l'arrêt "Place de Clichy", les portes du bus 74 s’ouvrent sur le Concerto pour Piano numéro 5 de Beethoven. "J’ai remarqué que les gens qui sortaient du bureau aimaient entendre un bon concerto", confie Stéphane, conducteur de bus RATP depuis 19 ans. "Le matin, je préfère leur mettre du piano, comme du Chopin". Cela fait un an que Stéphane diffuse, grâce à une enceinte portable, de la musique classique aux passagers tout au long du trajet de la ligne 74, entre l’Hôtel de Ville et Clichy-Berges de Seine.

L’atmosphère sereine, presque contemplative à l’intérieur du bus tranche avec le chaos de la circulation environnante. Rien à voir avec la tension souvent perceptible lors de trajets similaires à l’heure de pointe. Stéphane confirme en effet que ''même si le bus est plein à craquer, [les passagers] chuchotent entre eux, ils ne sont pas au portable et écoutent la musique presque religieusement''.

Le lien entre musique et émotions a été exploré par de nombreuses recherches scientifiques. En effet, dès l’âge de 3 jours, notre cerveau est capable de détecter de subtiles variations musicales, et certaines de nos régions cérébrales sont déjà spécialisées pour traiter les informations musicales. Ainsi, notre cerveau est disposé à réagir à la musique dès notre naissance [1]. A l’âge adulte, la musique continue d’avoir une influence forte sur notre comportement et l’activité de notre cerveau. Lorsque l’on écoute de la musique, les régions de notre cerveau liées aux émotions s’activent, donnant lieu à des phénomènes de contagion émotionnelle où l’on ressent l’émotion véhiculée par le morceau [2]. Écouter de la musique réduit également le taux de cortisol, l’hormone du stress, dans notre organisme [3]. Il a en effet été montré que percevoir de la musique diminue la sensation de stress et de danger, par rapport au silence ou à des sons extérieurs [4].

Un phénomène dont Stéphane fait l’expérience au quotidien : ''Quand j’approche l’arrêt, je vois les passagers faire la tête… Mais dès qu’ils entrent dans mon bus et qu’ils entendent la musique, ils passent de l’agacement au sourire, c’est marrant !''. Le ressenti général des passagers interrogés va dans le sens de cette observation, qu’il s’agisse de celui de Lucienne (81 ans) : ''C’est reposant, ça décontracte'' ou de Fatia (43 ans) : ''Ça enlève le stress, ça fait du bien''. Inspirée par son expérience, elle continue : ''Je travaille dans les écoles maternelles : je vais conseiller à la maîtresse avec qui je travaille de mettre de la musique classique. Ça ferait du bien aux enfants''. 

"Le matin, je préfère leur passer du Chopin". Stéphane, amateur de musique classique et conducteur de bus sur la ligne 74 à Paris.

"Le matin, je préfère leur passer du Chopin". Stéphane, amateur de musique classique et conducteur de bus sur la ligne 74 à Paris.

La diffusion de la musique classique dans les espaces publics, ici à l’initiative personnelle d’un conducteur, a été expérimentée par les municipalités et sociétés de transport depuis de nombreuses années. Il est cependant intéressant d’observer que la majorité de ces initiatives publiques n’a pas été déployée pour améliorer le bien-être et le confort émotionnel des passagers, mais plutôt dans un objectif de contrôle social.

En effet, que ce soit à Londres, à Copenhague ou à Montréal, la diffusion de musique classique dans les pôles de transports est aujourd’hui principalement consacrée à réduire la délinquance, les incivilités, le vandalisme ainsi que les agressions contre le personnel. Un des exemples les plus connus est le programme mis en place par Transport for London dans les années 2000, avec une diffusion de musique classique dans les stations d’Underground. Dans certaines villes, la diffusion sonore dans les espaces publics est spécifiquement destinée à chasser les populations jugées marginales et indésirables. Sur le parvis de la gare de Rennes, depuis 2017, des extraits de musique classique sont diffusés par un haut-parleur en boucle (toutes les 3 minutes) et en continu (24h/24), afin de dissuader les sans domicile fixe qui souhaiteraient s'y installer. Quant à la gare de Copenhague, des morceaux de musique classique sont diffusés à un niveau sonore important pour éloigner les populations toxicomanes.  

Pourquoi la diffusion de musique classique, vertueuse en termes de réactions émotionnelles et de réduction du stress [5], est-elle principalement utilisée par les pouvoirs publics dans une logique de gestion sécuritaire des espaces ? D’une part, elle enverrait un signal social fort : les personnes peu familières avec l’écoute de la musique classique se sentiraient mal à l’aise dans les espaces qui la diffuseraient. Par ailleurs, lorsqu’elle est amplifiée et répétitive, elle devient un répulsif sonore, au même titre que la fameuse alarme Mosquito, baptisée Beethoven en France. Cette dernière émet des sons à très hautes fréquences audibles exclusivement par les jeunes de moins de 25 ans pour décourager le rassemblement des adolescents dans les espaces publics.

L’expérience de Stéphane, cependant, semble prouver qu’il pourrait y avoir davantage d’usages positifs de la musique dans l'espace public. C’est pourquoi nous sommes convaincus qu’une meilleure prise en compte de nos émotions et du paysage sonore dans la conception et la gestion des espaces publics améliorerait considérablement notre expérience urbaine. Comment accorder autant d’importance au soundscape qu’au landscape dans la conception urbaine et architecturale de nos villes [6] ? Quels programmes de diffusion musicale pourraient-être déployés dans un objectif d’amélioration de la qualité de vie citadine, plutôt que de contrôle social ? Plus généralement, quels dispositifs urbains permettraient d'instaurer des climats propices à la réduction du stress et aux émotions positives ?

Autant de questions, au croisement des sciences cognitives et de l’urbanisme, que nous explorerons au cours des prochains mois.  

 

Alice et la [S]CITeam

 

Note : Retrouvez l’intégralité de l’expérience urbaine avec Stéphane, conducteur de bus de la ligne 74 et amateur de musique classique, dans le cadre du lancement de la série podcast Street Stories par nos amis de The Street Society.

References :

[1] Perani, D., Saccuman, M. C., Scifo, P., Spada, D., Andreolli, G., Rovelli, R., ... & Koelsch, S. (2010). Functional specializations for music processing in the human newborn brain. Proceedings of the National Academy of Sciences, 107(10), 4758-4763.

[2] Lundqvist, L. O., Carlsson, F., Hilmersson, P. & Juslin, P. N. (2009) Emotional responses to music: experience, expression, and physiology. Psychology of Music 37, 61–90

[3] Fancourt, D., Ockelford, A., & Belai, A. (2014). The psychoneuroimmunological effects of music: A systematic review and a new model. Brain, behavior, and immunity, 36, 15-26.

[4] Schäfer, T., Huron, D., Shanahan, D., & Sedlmeier, P. (2015). The sounds of safety: stress and danger in music perception. Frontiers in psychology, 6, 1140.

[5] Pelletier, C. L. (2004). The effect of music on decreasing arousal due to stress: A meta-analysis. Journal of music therapy41(3), 192-214. 

[6] Les travaux du chercheur et compositeur Barry Trax sont particulièrement pertinents sur cette question : forme et matériaux des façades, place de la nature dans l’aménagement des espaces publics, etc.