La salutogénèse urbaine : comment la ville peut-elle prendre soin ?

 


À l’heure où une attention grandissante est portée à l’approche “One Health” (concept qui vise à considérer de façon systémique la santé des organismes vivants et des écosystèmes), les villes tâchent de se transformer en territoires qui prennent activement soin du vivant. Parmi les nombreux leviers actionnables dans les villes pour relever ce défi (santé, éducation, travail, culture, etc.), ceux de la planification urbaine et de la conception architecturale apparaissent tout à fait pertinents, mais sont parfois sous-estimés, notamment lorsqu’on parle de santé mentale ou sociale. Dans cet article, nous traitons d’une approche qui s’intéresse à ce qui contribue positivement à la santé plutôt qu’à ce qui la détériore, et affirmons l’importance d’impliquer les habitant·e·s dans l’identification des ressources salutogènes du territoire.

La salutogénèse appliquée à la ville  

Nos environnements, notamment urbains, contiennent des “stresseurs” auxquels nous faisons face quotidiennement. La littérature scientifique regorge aujourd’hui de données qui nous permettent d’identifier les dimensions de la vie humaine qui sont significativement influencées par l’expérience urbaine, comme la sensorialité, le lien social ou la restauration cognitive. Toutefois, investiguer le sujet de la santé en ville peut se faire par différentes approches : une approche qui vise plutôt à réduire ce qui détériore le bien-être et la santé (pathogénèse) ou une approche qui vise plutôt à amplifier ce qui produit la santé (salutogénèse).

 
 

Ainsi, le courant théorique de la salutogénèse propose d’adopter un regard centré sur les facteurs qui produisent le bien-être et la santé, notamment les ressources (ou “actifs de santé”) qui vont permettre aux individus de faire face et résister aux stress quotidiens [1]. Un actif de santé est décrit comme "tout facteur ou ressource qui améliore la capacité des individus, des communautés et des populations à maintenir et à conserver la santé et le bien-être et à contribuer à réduire les inégalités en matière de santé” [1]. On parle de ces ressources comme des “générateurs de résistance”, c’est-à-dire qu’elles vont “équiper” les individus à faire face aux stress quotidiens, leur permettre de mieux résister. Ces ressources peuvent être psychologiques, sociales, financières, physiques ou encore environnementales. Elles peuvent donc agir comme des facteurs de protection et de promotion de la santé, encore faut-il que ces ressources soient identifiées, comprises et utilisées.

Dans les environnements urbains, quelles sont les “générateurs de résistance” dont peuvent disposer les individus, les groupes, les quartiers ? Les réponses ne sont pas génériques, car les ressources qui génèrent la résistance peuvent changer d’un lieu à un autre, et d’une population à une autre. Pour que ces ressources soient pleinement profitables, il est important de s’assurer qu’elles aient du sens pour les individus (ressources adaptées) et qu’elles soient utilisées (ressources identifiables et accessibles). Cela renvoie ainsi vers la nécessité d’identifier, protéger, développer ces ressources avec et pour la population.

Identifier, conserver et promouvoir les facteurs contribuant à la santé mentale

Prenons l’exemple d’une opération de réhabilitation urbaine qui toucherait notamment une population fragile. Parmi les ressources qui contribuent à la santé, notamment mentale, de ces populations, il apparaît que le capital social joue un rôle particulièrement clé. De façon générale, on considère que le capital social, c’est-à-dire les ressources sociales dont dispose un individu (densité et force des liens sociaux, valeurs et normes sociales partagées, niveau de confiance en l’autre, etc.), est un actif de santé précieux : pouvoir recevoir du soutien social est associé à une diminution du stress physiologique, un meilleur fonctionnement immunitaire, un bien-être accru, ou encore une espérance de vie rallongée [2] ! Il apparaît que lorsqu’un individu se trouve en situation de précarité économique, le capital social est particulièrement susceptible de promouvoir une meilleure santé mentale. Une étude internationale menée en 2020 sur 1 million de personnes a mis en évidence qu’en présence d’une communauté protectrice, les individus aux revenus modestes seraient plus susceptibles de demander de l'aide lorsqu'ils rencontrent des difficultés financières, réduisant ainsi l'impact délétère des besoins financiers sur leur santé mentale [3].

 

La possibilité de s'appuyer sur la communauté est susceptible d’alléger le poids psychologique des difficultés financières (modèle basé sur huit études menées auprès d’1 million de personnes aux États-Unis, en Australie et en Ouganda, figure extraite de Jachimowicz et al. 2020 [3])

 

Ainsi, dans le cadre d’une opération de réhabilitation urbaine, afin que les ressources soient identifiées, comprises et utilisées, il sera particulièrement crucial d’inventorier avec les habitant·e·s quelles sont les ressources du quartier en matière de lien social (temps disponible, événements, lieux, infrastructures, etc.). Il conviendra alors de les préserver a minima, d’en faciliter la connaissance et l’accès, de tendre à les développer, en veillant à ce que ces ressources soient adaptées aux besoins, pour être comprises et utilisées. Ce travail de contextualisation est clé pour protéger les structures et habitudes sociales, en particulier celles qui s’auto-organisent dans les quartiers, et dont les professionnel·le·s ou décideur·se·s peuvent ne pas avoir connaissance. 

Surtout, mieux vaut se garder de présumer qu’il est anodin de modifier, remplacer, ou déplacer un élément qui agit comme une ressource locale, même si le changement paraît mineur (et positif) aux yeux des professionnel·le·s (déplacer la maison de quartier, modifier les cheminements, etc.). Impliquer les habitant·e·s dans la conception, ce n’est pas seulement mettre les chances de son côté pour “remporter l’adhésion”, c’est également offrir aux individus un sentiment de contrôle sur leur environnement. Ce sentiment est précieux et déterminant pour le bien-être, notamment pour les populations fragiles qui sont souvent exposées à des environnements plus dégradés qu’elles subissent (ex : habitats précaires, quartiers plus pollués, plus exposés aux risques climatiques, etc.) et qui ont des possibilités réduites dans l'amélioration de leur cadre de vie (ex. : déménager vers des quartiers plus confortables) [4].

Certaines études ont d’ailleurs tristement mis en lumière l’impact de projets de réaménagement peu soucieux de ces ressources, notamment sociales : une étude réalisée après un projet de réaménagement d’un quartier de Boston a notamment révélé que le projet avait causé l’effritement d’une communauté soudée, du fait de la perte de structures familières et de liens sociaux, causant chez les résident·e·s des sentiments de tristesse ainsi que des symptômes de deuil et de dépression, et ce, des années durant [5]. 

S’appuyer sur la preuve pour concevoir des espaces qui prennent soin, du logement à l’espace public

Lorsque les ressources présentes et manquantes ont été identifiées, puiser dans la littérature scientifique et l’evidence-based design (entre autres choses) peut permettre de proposer de nouveaux aménagements susceptibles de fixer la vie sociale. Au-delà des espaces de nature (associés à un sentiment d’inclusion sociale) [6], des cheminements marchables (promoteurs de rencontres), ou encore des installations artistiques (vectrices d’attachement) dont les effets bénéfiques sur le lien social sont démontrés, d’autres principes d’aménagement peuvent être inspirés par l’étude et la connaissance des comportements sociaux. Par exemple, le principe d’intégration, qui nécessite d’ouvrir le bâtiment vers l'extérieur, vers le quartier, pour favoriser l'interaction avec la communauté ; le principe de transition qui prévoit de créer des transitions graduelles entre les espaces publics et privés pour permettre des opportunités de connexion sociale et de retrait ; ou encore le principe de co-localisation qui implique de placer les espaces communs le long des trajets (intérieurs et extérieurs) du quotidien pour créer une routine sociale [7].

 

Extrait de la boîte à outils “Happy Homes Interactive Toolkit” qui permet de comprendre comment construire la vie sociale dans et autour du logement.

 

Intégrer une telle approche, centrée sur l’identification des ressources génératrices de bien-être et de santé, aux phases d’études et de diagnostics, permet d’engager les projets urbains et immobiliers vers la protection et le développement de la santé des habitants. En effet, lorsque l’on vit dans un environnement qui prend soin, on prend davantage soin de lui, de nous-même, et des autres. Au-delà du bien-être de chacun·e, le cercle vertueux ainsi engagé peut conduire au succès durable et pérenne des espaces. C’est cette vision que nous mettons en oeuvre au travers des projets que nous menons chez [S]CITY. 

Références 

[1] Mittelmark, M. B., Bauer, G. F., Vaandrager, L., Pelikan, J. M., Sagy, S., Eriksson, M., ... & Meier Magistretti, C. (2022). The handbook of salutogenesis.

[2] Kawachi, I., Subramanian, S. V., & Kim, D. (2008). Social Capital And Health. In Social Capital And Health (Pp. 1-26). Springer, New York, Ny.

[3] Jachimowicz, J. M., Szaszi, B., Lukas, M., Smerdon, D., Prabhu, J., & Weber, E. U. (2020). Higher economic inequality intensifies the financial hardship of people living in poverty by fraying the community buffer. Nature Human Behaviour, 4(7), 702-712.

[4] https://www.socialter.fr/article/inegalites-socio-spatiales-et-sante-pour-que-les-sciences-comportementales-informent-les-politiques-publiques

[5] Fried, M., & Wilson, J. Q. (1966). Grieving for a lost home: Psychological costs of relocation. Urban renewal: The record and the controversy.

[6] Hammoud, R., Tognin, S., Bakolis, I., Ivanova, D., Fitzpatrick, N., Burgess, L., ... & Mechelli, A. (2021). Lonely in a crowd: investigating the association between overcrowding and loneliness using smartphone technologies. Scientific reports, 11(1), 1-11
[7] https://happycities.com/blog/learning-from-community-housing-movements-six-principles-for-happy-homes

Attribution de la photo de couverture (Ecoquartier de Bonne) : Bertrand93, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons