Engager les corbeaux pour collecter nos déchets : une fausse bonne idée ?
Engager les corbeaux pour nettoyer nos villes ? C’est l’idée (sans doute un peu saugrenue) poursuivie par certaines initiatives qui voient le jour en Suède mais aussi en France.
Nous le savons : les espèces qui nous entourent offrent des ‘services’ à nos villes, en dépit des désagréments auxquels la vie urbaine les expose (voir nos précédents posts: https://www.scity-lab.com/blog/2018/3/15/en-ville-la-faune-dchante et https://www.scity-lab.com/blog/2019/4/18/darwin-arrive-en-ville-comment-lurbain-impacte-t-il-lvolution-des-espces-). Derrière le concept de ‘service écosystémique’, on retrouve de très nombreux exemples de services apportés par les espèces animales et végétales qui vivent en aire urbaine aux humains qui les habitent : on pense par exemple à la pollinisation [1], au nettoyage des rues par les rongeurs, ou encore aux pigeons qui peuvent offrir une forme de lien social aux habitants frappés par l’isolation sociale [2]. On pense enfin, avec l’intervention humaine, à l’évaluation de la pollution de l’air par l’analyse de certaines plantes ou celle (post-mortem) des tissus de certains oiseaux [3]. Dans une revue de la littérature publiée en 1999 dans le journal scientifique Ecological Economics, les écologues Per Bolund et Sven Hunhammar [4] listent quelques principaux services écosystémiques qui leur semblent alors pertinents pour la ville de Stockholm en Suède. On y trouve la filtration de l’air, la régulation du microclimat, la réduction du bruit, le drainage de l’eau de pluie, le traitement des eaux usées, et les services culturels (par exemple, s’emerveiller du son des oiseaux). Si cette revue de la littérature date un peu, de nombreux articles scientifiques ont été publiés depuis qui évaluent les services offerts par des espèces comme les pigeons et les rats, souvent trop nombreux en ville, mais peut-être utiles pour certaines fonctions urbaines.
L’idée que l’on pourrait engager la nature à notre service va même plus loin. En 2018, le parc du Puy-du-Fou en Vendée annonce utiliser des corbeaux freux pour nettoyer les allées du parc [5]. Les corbeaux (des animaux captifs du parc) reçoivent une croquette lorsqu’ils déposent un mégot dans une machine dédiée. Par apprentissage, ils associent le mégot (et/ou d’autres détritus) à la récompense (la croquette), ce qui les pousse ensuite à chercher à obtenir d’autres récompenses en nettoyant les allées. Pourrait-on utiliser des animaux sauvages à cet effet ? Récemment, une entreprise suédoise baptisée ‘Corvid Cleaning’ (https://corvidcleaning.com/) – littéralement ‘nettoyage corvidé’ – annonce exploiter ce principe et ambitionne de nettoyer les rues de la région de Stockholm, précisément celle de la commune de Södertälje. Comme l’indique leur site web (https://corvidcleaning.com/index.php/timeline/), d’autres initiatives similaires ont vu le jour pour des utillisations en ville et avec des animaux sauvages. En France, on note notamment Birds for Change (https://www.birdsforchange.fr/). Si les responsables de l’initiative suédoise notent un certain nombre de difficultés (par exemple, rendre le système attractif pour les corbeaux, par un très long apprentissage, étape par étape) et promettent de répondre à des interrogations cruciales (par exemple, s’assurer que la toxicité des mégots ne nuisent pas excessivement aux corbeaux, et qu’elle n’impacte pas leur stratégie alimentaire et ultimement leur dynamique de population), le projet a fait les grands titres des journaux, et semble extrêmement prometteur pour limiter la dispersion des déchets en ville.
Pour autant, certaines limites semblent difficilement contournables. Dans un article de blog (https://corvidresearch.blog/2022/02/05/butts-for-nuts-can-crows-do-our-dirty-work-and-should-they/), Dr. Kael Swift, spécialiste des corbeaux, note qu’il sera difficile de s’assurer que la récompense ait toujours de la valeur pour les corbeaux au bout d’un certain temps. Elle raconte notamment que l’intérêt des animaux qu’elle étudie pour des cacahuètes s’effondre très vite, pour laisser place à de l’indifférence. En témoignent le nombre d’autres essais similaires abandonnés par la suite. Par ailleurs, elle fait remarquer que ce système de récompense pourrait favoriser des stratégies non-désirables chez les corbeaux, par exemple, aller chercher des déchets pourtant mis en poubelle (qui ont l’avantage d’être spatialement localisés), ou de simplement voler des déchets aux autres animaux s’approchant de la machine à trier. On peut également se poser avec elle la question de savoir si un tel système ne favoriserait pas la présence d’autres espèces autour de la machine à récompenses, véritable ‘caféteria’. Enfin, et après avoir rappelé les risques de toxicité pour les animaux, la Dr. Swift se demande si l’on ne ferait pas bien d’entraîner les humains à ramasser leurs propres déchets !
Chez [S]CITY, on estime que l’on gagnerait sans doute à un respect global de la nature, basée sur l’idée que nous faisons nous-même partie de celle-ci. Pourquoi abandonner la collecte et/ou le tri des déchets à des espèces aucunement responsables de leur présence ? Pourquoi risquer d’endommager (en connaissant la toxicité des mégots et d’autres déchets) la santé d’animaux sauvages ? Pourquoi enfin ne pas plutôt sensibiliser au respect du monde qui nous entoure ?
Bien sûr, la gestion urbaine des déchets est un sujet épineux, auquel les sciences comportementales tentent de s'atteler. Des comportements de tri aux comportements de propreté dans les espaces publics, en passant par les politiques d'information ou de tarification incitative, de nombreux challenges se posent aux villes en matière de déchets. Et c'est lorsque les sujets sont si complexes qu'il est d'autant plus pertinent d'ouvrir le champ des perspectives et de croiser les expertises, afin de trouver les solutions les mieux adaptées.