Vie sociale et crise sanitaire : les gestes barrières peuvent-ils apaiser les interactions en ville ?
Un des leaders du marché des algorithmes de reconnaissance faciale a récemment atteint un taux de 95% de reconnaissance des visages portant un masque, alors qu’il n’y parvenait qu’une fois sur deux auparavant. Les humains ne sont pas dotés de tels algorithmes mais si l’usage des masques venait à se généraliser au cours des prochains mois, la façon dont notre cerveau traite les visages pourrait être perturbée, et entraver des mécanismes tels que l’identification ou la reconnaissance des émotions. Par ailleurs, l’éloignement physique imposé par la distanciation sociale pourrait accroître la difficulté à traiter les informations des visages et empêcher les individus d’initier ou de prendre part à des interactions sociales. Mais ces effets sont-ils avérés ? Peuvent-ils être compensés par les propriétés mêmes de notre cerveau ? Quelles en sont les implications pour la vie urbaine ?
Ce que nous savons de la façon dont le cerveau traite les informations sociales suggère que des perturbations pourraient survenir. En effet, contrairement à la reconnaissance des objets, la reconnaissance de l’identité d’un visage est « holistique » et se trouve affectée par la dissimulation d’une de ses parties. Quant à la perception des émotions, elle peut également être perturbée par le masquage de parties du visage : plusieurs études montrent en effet que l’identification des expressions faciales émotionnelles (tristesse, colère, peur, dégoût, surprise et joie) est affectée chez les adultes par la présence de lunettes de soleil et plus encore lorsque la bouche est masquée [1]. L’identification des émotions est un mécanisme très rapide et indispensable pour les interactions sociales : elle permet d’inférer les états mentaux d’autrui et d’anticiper ses réactions, sa défaillance pourrait entraîner un accroissement de la fréquence des erreurs et incompréhensions dans les interactions.
D’autre part, la distance interpersonnelle est modérée par la nature des interactions, puisqu’un membre d’un groupe préférera se tenir plus proche d’une personne appartenant au même groupe que d’une personne étrangère au groupe. La proximité « sociale » entre deux individus influence ainsi leur proximité physique, et le type d’interactions qu’ils initient. En effet, la proximité physique entre deux individus peut également inciter à s’engager dans certaines formes de coopération ou de collaboration, par rapport à une situation ou la distance est augmentée [2, 3].
Ces résultats suggèreraient ainsi que les interactions sociales pourraient devenir plus complexes et moins coopératives si les masques et la distanciation sociale se généralisaient. Cependant, certaines propriétés de ces mêmes mécanismes de cognition sociale pourraient réduire ces perturbations.
Par exemple, l’importance primordiale de la bouche dans la reconnaissance des émotions a été empiriquement validée assez tôt mais contrastait avec l’idée que les yeux seraient « le miroir de l’âme » et fourniraient un grand nombre d’informations sur les émotions d’autrui. Certaines expériences ont depuis montré que bien que la bouche soit très informative pour un certain type d’émotions, les yeux informent des états mentaux plus complexes et permettent finalement un taux de reconnaissance des émotions basiques similaire à celui de la bouche seule [4]. Une étude récente suggère également que lorsque certains traits du visage ne sont pas visibles (comme lors du port d’un masque), le cerveau substituerait ces traits par des traits typiques [5]. Ainsi, le visage « incomplet » serait spontanément complété par le cerveau par des traits « prototypiques », issus de modèles mentaux, résultant souvent en un jugement plus positif que face au visage entier.
Ensuite, même si une distance moins importante peut favoriser la coopération, en particulier lors d’interactions entre individus d’un même groupe, il est important de se questionner sur l’impact de la distanciation sociale sur nos interactions avec des inconnus puisque ce genre de contexte est fréquent en ville. Notamment, la proximité peut induire des réactions aversives en portant atteinte à ce que l’on appelle « l’espace péripersonnel ». En effet, l’homme ne perçoit pas l’espace de manière homogène : le cerveau code l’espace proche du corps différemment de l’espace lointain, et cet espace « péripersonnel » agirait comme une zone de protection du corps, où la présence d’un individu est perçue comme une menace. Il est par exemple avéré que le phénomène de sur-occupation dans les transports en commun ne favorise pas les comportements coopératifs : il suscite du stress ainsi que de l’aversion envers les voisins les plus proches [6]. L’invasion de l’espace personnel a également des conséquences sur le traitement des visages : les visages perçus depuis l’intérieur de l’espace personnel (45 centimètres) seraient jugés moins attirants et moins dignes de confiance que depuis l’extérieur (1,45 mètre) [7]. De plus, la taille de cet espace personnel serait variable, et aurait même tendance à augmenter spontanément en contexte de stress (tel un voyage en transport en commun en heures de pointe), rendant la proximité d’autant plus intrusive dans ces environnements [8]. Finalement, une distanciation sociale modérée ainsi que le port du masque pourraient conduire à la formation de premières impressions plus positives des personnes que nous croisons dans les transports par exemple.
En conclusion, l’impact du port du masque pourrait être relativement limité, puisque les indices portés par les yeux suffisent à atteindre un haut niveau de performance dans la reconnaissance des émotions subtiles et dans d’autres processus de catégorisation sociale. Les conséquences de la distanciation sociale restent plus incertaines mais pourraient faire diminuer les tensions liées aux intrusions dans l’espace personnel et finalement avoir un effet apaisant sur les interactions dans certains contextes urbains. De plus, les conséquences de ces deux mesures sanitaires dépendent fortement du contexte social, du niveau de confiance au sein de la population et de l’éventuelle généralisation de ces comportements. En effet, l’apparition d’une nouvelle norme sociale pourrait même inverser les effets observés jusqu’alors. Les résultats préliminaires d’une étude montrent ainsi un effet de plus en plus ‘’rassurant’’ des masques : à mesure que ceux-ci se diffusent dans la population, ils ne suscitent plus une augmentation de la distance interpersonnelle désirée, mais plutôt la diminuent, faisant même apparaître les porteurs de masque comme plus dignes de confiance [9]. Ces premiers éléments suggèrent qu’en situation de crise sanitaire, les environnements dans lesquels les individus respectent les gestes barrières, tels que les transports en commun ou les espaces clos, pourraient accueillir des interactions sociales apaisées, en reflétant un respect des normes sociales, ainsi qu’un sentiment d’unité du groupe face au danger.
Jeanne Bollée et la [S]CITEAM