Droit à la ville et ségrégation sociospatiale : un entretien avec Camille Reiss, architecte et chercheuse en urbanisme

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Cette semaine, [S]CITY a rencontré Camille Reiss, architecte, en thèse d’Urbanisme et Architecture à l'Université Paris-Est et co-fondatrice de l’agence SuperTropic Architecture. Camille nous a parlé de son passionnant travail de doctorat sur les liens entre mobilité, transports et ségrégation sociale, des sujets sur lesquels elle a pu travailler en France, au Brésil et en Colombie.

[S]CITY : Bonjour Camille ! En lisant le titre de ta thèse “Systèmes de mobilité et d'accessibilité complémentaires en Amérique du Sud : vers une irrigation rhizomique du territoire” (voir ici), un terme nous a intrigué. Tu parles d’irrigation rhizomique du territoire … Mais de quoi s’agit-il ?

Camille Reiss : L’irrigation rhizomique est la desserte homogène du territoire en transport, de telle manière à ce que les transports circulent de façon ‘capillaire’ à travers le territoire.

[S]CITY : Pourquoi est-ce important ?

CR : On considère, en France comme en Amérique du Sud, que chacun doit pouvoir jouir d’un ‘droit à la ville’. Les territoires isolés, qui sont moins pourvus en transports, ont moins d’opportunités d’accès à l’emploi, à la santé, aux équipements sportifs et de loisirs. L’implantation d’infrastructures de transport doit donc améliorer l’accès à la ville, la rendre plus égalitaire et diminuer la ségrégation sociospatiale, c’est-à-dire l’organisation du territoire selon des critères sociaux, qui produit des zones très homogènes socialement mais très hétérogènes entre elles.

[S]CITY : L’exemple de la région parisienne, où la moitié des zones urbaines défavorisées se trouve à plus de 15 min de marche des stations de métro, illustre bien ton propos. As-tu des exemples récents de stratégies de développement urbain qui luttent contre cette ségrégation ?

CR : J’ai travaillé avec des populations des favelas d’Amérique du Sud, des quartiers qui se sont urbanisés au départ de façon informelle, puis qui ont été reconnus par les gouvernements dans les années 90. Des projets urbains ont alors été réalisés afin de “normaliser” ces territoires, en construisant des infrastructures liées au transport, à l’eau, aux égouts, etc. Concernant le transport, on a notamment voulu implanter des téléphériques dans les favelas pour permettre aux habitants de se rendre dans les centres urbains. Le téléphérique semblait alors une solution parfaite pour lutter contre la ségrégation sociospatiale des favelas, car elle permet d’implanter une infrastructure aérienne de transport dans des régions difficiles d’accès, notamment du fait de la topographie escarpée et complexe, tout en minimisant son impact au sol, et donc la démolition de maisons et la délocalisation d’habitants.

Téléphérique à Medellin, Colombie.

Téléphérique à Medellin, Colombie.

[S]CITY : Cela a t-il marché ?

CR : De fait, le téléphérique est une infrastructure que je considère quand même comme étant ‘dure’ (par opposition à ‘douce’), car même si elle est moins invasive que d’autres infrastructures, elle nécessite tout de même de démolir et de déplacer des populations. Et de ce fait, une dizaine de projets du même type a été avortée sur demande de la population au Brésil. On s’aperçoit aussi que le téléphérique permet aux individus qui se situent à proximité immédiate des stations de l’utiliser mais pas aux autres habitants. De plus, son caractère aérien ne lui permet pas d’irriguer de façon satisfaisante le territoire et doit donc nécessairement être relayé par des transports au sol plus “infiltrants”. Enfin, régler la question de la mobilité par le seul biais du transport ne peut pas aboutir. Car, lorsqu’on implante un moyen de transport, on augmente aussi le désir de se déplacer. Donc, pour éviter d’augmenter la demande de mobilité, il faut également agir sur la dynamisation du quartier, afin que les populations n’aient pas nécessairement besoin de se déplacer pour travailler.

[S]CITY : Tu suggères donc que la population des favelas n’était pas en demande de ces nouvelles infrastructures, malgré la situation de ségrégation spatiale dans laquelle elle se trouve. Mais pourquoi ?

CR : En fait, avec l’explosion urbaine et démographique des villes dans les années 1980-1990, des réseaux de transport informel se sont développés. Cela s’explique notamment par un manque de réactivité des gouvernements à gérer cette crise, mais aussi par une absence d’investissement dans les transport publics. Ce qui a conduit à la disparition complète du réseau de transport public, au profit du transport informel, dans des pays comme le Bénin. A Rio, pour répondre à l’absence d’infrastructures de transport, les habitants des favelas ont développé depuis des années et de façon autonome un réseau de transport informel très ingénieux qui se compose de motos taxis et de petits véhicules utilitaires. Preuve de l’efficacité de ce réseau informel, sur tous les sites où des projets de téléphériques ont été décidés par les gouvernements, la population locale n’estimait pas que le réseau de transport existant y était déficient.

Station de mototaxis du Complexo do Alemão à Rio de Janeiro, Brésil (photo Hector Roberto Francisco Santo).

Station de mototaxis du Complexo do Alemão à Rio de Janeiro, Brésil (photo Hector Roberto Francisco Santo).

[S]CITY : Les pouvoirs publics s'accommodent-ils de ces solutions de transport locales organisées et plébiscitées par les habitants ?

CR : Comme les populations développent ces réseaux par nécessité, et qu’ils s’avèrent efficaces, les pouvoirs publics sont contraints de considérer ces réseaux informels comme complémentaires au réseau public. En Colombie, par exemple, le gouvernement a fini par régulariser progressivement le réseau informel, ce qui a permis de rendre le système plus sûr pour les usagers, mais aussi pour les opérateurs.

Minibus coopératif à Medellin, Colombie (photo Camille Reiss).

Minibus coopératif à Medellin, Colombie (photo Camille Reiss).

[S]CITY : Mais comment peut-on faire pour tout de même garantir à ces populations un droit à la ville ?

CR : On veut homogénéiser le territoire, mais la fragmentation peut avoir des effets positifs. D’ailleurs, dans les favelas comme dans d’autres quartiers en France et ailleurs, les populations apprécient de vivre dans leur quartier. Elles connaissent bien l’environnement social, elles ressentent un attachement affectif au lieu, elles se sentent appartenir à une communauté dans laquelle elles ont développé et partagé des valeurs. On s’aperçoit que les habitants des favelas ne sont pas prêts à quitter leur quartier, car ils ont toujours vécu là, ils y ont leur famille et leurs habitudes. Il est donc nécessaire d’établir une vision globale de la ville afin de lutter contre l’exclusion, mais aussi de développer des stratégies beaucoup plus localisées, où l’on analyse la façon dont les individus vivent afin de réaliser ce dont ils ont besoin. Il s’agirait de renforcer les centralités existantes pour créer une ville plus polycentrique et ainsi, diminuer la dépendance entre centre et périphérie, ainsi que la demande en mobilité. De cette façon, les populations seraient amenées à moins se déplacer pour rejoindre leur lieu de travail et profiter de différents services liés à l’éducation, la santé, le sport, etc.

[S]CITY: Il s’agirait donc d’être à l’écoute des besoins et modes de vie des populations, afin de leur permettre d’exercer un droit à ‘leur’ ville?

CR : Lutter contre la fragmentation sociospatiale ne revient en effet pas forcément à homogénéiser le territoire, mais peut être à reconnaître et admettre que les métropoles se composent d’une multitude d’entités urbaines complémentaires les unes aux autres, qui proviennent d’une diversité de modes de vie. Reconnaître officiellement les favelas ne veut donc pas forcément dire qu’il est nécessaire de les normaliser, mais qu’il faille plutôt reconnaître leurs spécificités, afin d’intervenir de façon adaptée, avec des stratégies alternatives qui seraient plus intelligentes pour ces territoires. Par exemple à Rio, on essaye d’implanter des infrastructures similaires à la ville officielle, en installant des égouts qui coûtent très chers, dont les travaux sont complexes (donc parfois inachevés), et qui sont en plus susceptibles de fragiliser les sols et de provoquer des glissements de terrain. Pourquoi ne pas faire comme à Caracas et implanter des toilettes sèches qui seraient plus adaptées au territoire et bénéfiques à l’environnement ? Les favelas pourraient alors être de réels terrains d’expérimentation, où l’on testerait des solutions sur mesure, adaptées aux caractéristiques des territoires et des populations.

Complexo do Alemão, ensemble de 17 favelas à Rio de Janeiro, Brésil (photo Hector Roberto Francisco Santo).

Complexo do Alemão, ensemble de 17 favelas à Rio de Janeiro, Brésil (photo Hector Roberto Francisco Santo).

[S]CITY : Admettre l’existence de plusieurs centres urbains au sein d’une même métropole serait donc davantage en faveur de l’étalement urbain que de la densification, qui est le mot d’ordre aujourd’hui. On sait d’ailleurs que la densité en milieu urbain peut avoir des effets délétères sur la santé mentale ...

CR : La densification est en effet le mot d’ordre aujourd’hui, afin de lutter contre l’étalement urbain et ainsi agir en faveur d’un développement plus durable des villes. Cependant, au-delà de l’impact de la densité sur le bien être des habitants, on voit aujourd’hui les limites de la densification dans certains territoires qui souffrent d’une trop grande densité urbaine. Dans certaines mégapoles par exemple, les sols ne sont plus poreux et n’absorbent plus les eaux de pluie, ce qui rend les villes plus sujettes aux inondations. Aussi, la concentration des populations dans les centres urbains implique d’habiter dans des environnements denses souvent appauvris en nature, ce qui peut s’opposer à la soutenabilité, et ce dont beaucoup de personnes ne veulent plus. Aujourd’hui, je réfléchis au fait qu’un étalement urbain raisonné, et respectueux de l’environnement, puisse être une alternative, puisqu’il répond au désir d’une partie de la population, qui souhaite vivre dans des zones moins denses, et plus près de la nature.

[S]CITY : On aurait pas les mêmes questionnement en France ? On pense par exemple aux projets du Grand Paris Express ?

CR :  Absolument. La région parisienne est très centralisée, ce qui implique que les populations alentours doivent généralement se rendre à Paris pour travailler ou y trouver des services. Le projet du Grand Paris Express a alors été pensé pour mieux connecter la périphérie à d’autres régions périphériques. Seulement, le problème est que les coûts de ces grands projets sont souvent rentabilisés en construisant des bureaux aux abords des gares, car ça se vend davantage. Une partie de la population est alors amenée à quitter ces lieux, soit par choix (en vendant son bien), soit par nécessité économique (car la vie devient plus chère). Cela repousse ainsi toujours plus les populations défavorisées vers des territoires moins attractifs. Ce qui amène à questionner les relations entre infrastructures de transport et droit à la ville … On pourrait pourtant imaginer que les investissement soient moins concentrés aux abords directs des gares, et davantage disséminés dans les rues des centres urbains afin de redynamiser les villes, et diminuer la dépendance au grand centre parisien.

[S]CITY : Ce qu’on retient donc de ton travail, c’est qu’un territoire durable pourrait être une ville polycentrique, où chacun a accès à un travail et à des services plus près du lieu où il habite, plutôt qu’une ville dense très centralisée. Nous retenons également l’opposition qui peut émerger entre les besoins des individus et des territoires, et les ambitions de villes modernes portées par les pouvoirs publics. Ce qui souligne une fois de plus la nécessité d’inclure les besoins et modes de vie des populations dans la façon dont on pense la ville, une question qui nous est chère chez [S]CITY. Merci Camille pour cet entretien passionnant !

CR : Merci à vous !