La marche en ville : une exploration sensorielle de l'urbain
L’essor du discours sur la ville durable et les mobilités douces a replacé au coeur des enjeux urbains le concept de marchabilité. Cette notion vise à garantir que notre environnement urbain soit adapté à diverses activités, ainsi qu’au confort des piétons et à leur sécurité. Aujourd’hui, elle s’illustre notamment par l'avènement des complete streets qui consistent à aménager les rues de façon à ce qu’elles puissent satisfaire les besoins des usagers, quels que soient leur âge, capacité ou mode de déplacement. Les villes propices à la marche garantissent une certaine proximité entre deux destinations. Bien conçues, elles assurent la continuité entre la marche et d’autres modes de transport actif ou passif, et notamment les transports en commun. Globalement, la marchabilité désigne l’ensemble des facteurs liés à la planification urbaine qui favorisent la propension des gens à marcher. Seulement, les « index de marchabilité », calculés sur la base de critères tels que les services à proximité ou encore la densité résidentielle, semblent négliger une partie du problème.
En effet, la marche englobe bien plus que le simple fait de se déplacer. Au-delà des questions de connectivité et d'accessibilité, la qualité du paysage est un élément clé de cette équation, renforçant le caractère attractif d'un lieu, et encourageant les visiteurs à non seulement passer, mais aussi à s’attarder et habiter.
Des bruits de talons déferlant aux heures de pointe sur le trottoir de Bishopsgate à Londres, l'odeur distinctive de la station de métro Châtelet à Paris, la lumière froide du soleil perçue à travers le reflet d'une fenêtre du Loop de Chicago : le paysage sensoriel des villes est riche, et permet aux citadins de comprendre et d’évaluer leur environnement. Bien qu’omniprésents, ces aspects sensoriels peuvent parfois être négligés par les citadins eux-mêmes, trop occupés par d’autres activités qui les empêchent de porter facilement attention aux sensations évoquées par l’environnement. Mais lorsqu’ils sont invités à faire un diagnostic sensoriel d’un environnement urbain, comme la rue où ils habitent, ces mêmes citadins reportent effectivement de multiples sensations (visuelles, auditives, olfactives …) et émotions (joie, peur, colère …) suscitées par la ville. S’intéresser à ces ressentis est d’autant plus important qu’ils peuvent impacter la façon dont les individus perçoivent la ville et s’y déplacent.
« La perception à travers la marche contribue à l'expression de l'esprit du lieu. Des sensations émergent et sont soutenues par des expériences corporelles sensuelles et socialement significatives issues de la perception de l'environnement, lorsqu’en mouvement. » [1] .
Lorsque nous marchons, nos sens sont exposés à un paysage changeant, facilitant alors l’exploration sensorielle de notre environnement. Le mouvement nous permet également d’intégrer des informations qui ne nous sont pas accessibles autrement. Par exemple, lorsqu’en mouvement, le toucher devient un moyen très efficace pour capter l'essence de notre environnement urbain. Contrairement à la perception tactile statique, le sens haptique fait référence à notre capacité à percevoir notre environnement par le biais du mouvement ou de l’exploration active. Le sens haptique facilite alors l’assimilation de surfaces, de formes, de températures et de textures variées, mais guide aussi la locomotion [2]. « C’est une forme de contact actif, qui assiste notre relation avec notre corps et le monde en collectant des informations » [1] et nous permet de dialoguer avec un lieu.
Au-delà de ses vertus sensorielles, la marche a également un versant social car en nous promenant, nous nous attardons. En nous attardant, nous nous engageons dans des activités sociales et entrons ainsi en dialogue avec d’autres individus. Les personnes vivant dans des communautés dépendantes de l'automobile font souvent état de sentiments d'isolement et de déconnexion. Au contraire, les quartiers qui encouragent la marche sont plus susceptibles de stimuler le capital social local : ils sont associés à des rencontres sociales positives et à un fort sentiment de communauté. Ces lieux propices à la marche se sont d’ailleurs avérés plus résilients en temps de crise, car les gens sont plus susceptibles de se connaître [3].
Au-delà du bien-être procuré par l’activité physique, marcher dans la ville stimule donc nos sens et notre vie relationnelle. Cet acte de marcher, de contempler activement la ville, de flâner, les études urbaines s’y sont depuis longtemps intéressées.
La notion de flâneur, tirée du travail de Baudelaire, était utilisée pour décrire un protagoniste clé du paysage parisien du XIXe siècle, dont l’occupation principale était d’observer de façon critique la vie urbaine [4, 5]. Le flâneur est loin d’être passif, il joue le rôle d’un lecteur et d’un analyste urbain, proposant des informations précieuses sur la condition urbaine et son potentiel d’amélioration. La notion de flânerie est ainsi à l'origine de tout un mouvement d’étude urbaine encore bien présent aujourd'hui, qui témoigne de l’utilité d'une analyse portée sur l’acuité ethnographique, ainsi que sur la sensibilité psychologique et esthétique dans la conception de nos rues et de nos espaces publics.
« À cet égard, les mouvements de piétons constituent l'un de ces systèmes réels dont l'existence constitue en réalité la ville. Ils ne sont pas localisés ; ce sont plutôt eux qui spatialisent. » [6]
Loin d’être une action neutre, marcher questionne également l’organisation spatiale ainsi que la qualité du domaine public dans lequel elle se déroule. La marche peut être considérée comme discursive, et représenter «un processus d’appropriation», «une action spatiale du lieu » [6]. Reflétant la notion de flânerie évoquée plus haut, elle diffère alors de la conception purposive qui fait référence à l'action d'aller d'un endroit à un autre [7]. Tandis que la première conception favorise les rencontres et les découvertes contribuant à façonner l'espace social de la ville, la seconde favorise l'ordre et la continuité [1].
Assurer la vitalité de nos rues et de nos espaces publics dépendrait donc de la prise en compte des facteurs esthétiques, psychologiques et sensoriels qui renforcent la propension des citadins à s’engager dans des formes de marche non seulement purposives mais également discursives. Face à un tel enjeu, les urbanistes et les concepteurs urbains doivent prendre en compte non seulement l'expérience de la marche en tant que telle, mais aussi aborder de manière concordante la question du lieu. À cet égard, une conception urbaine réussie repose sur la capacité des professionnels de la ville à dépasser la dénomination quantitative systématique de la mobilité au sein de l'espace public, afin de s'engager dans ses fondements sensoriels et psychologiques. Ces fondements étant néanmoins très complexes, collaborer avec les professionnels du comportement humain s’avère essentiel afin de relever ce défi. Les connaissances et outils issus des sciences cognitives permettent en effet d’étudier les versants sensoriels, émotionnels, et cognitifs de la marche en ville, afin qu’ils soient mieux intégrés à la conception urbaine. Comprendre les freins et leviers à la marche en ville est en enjeu d’autant plus clé aujourd’hui que ce mode de transport est à la fois durable pour l’environnement, et bénéfique pour l’individu.
Chez [S]CITY, nous nous engageons au quotidien dans des projets visant à promouvoir l’interdisciplinarité, de la sensibilisation à l’action. Nous portons la conviction que les professionnels de la ville et du comportement humain peuvent relever ces défis ensemble, comme notre écosystème pluridisciplinaire le reflète.
La [S]CITeam & Simon Sochas (The Street Society)
[1] Wunderlich, M. (2008). Walking and rhythmicity: Sensing urban space. Journal of Urban Design, 13(1), 125-139.
[2] Merleau-Ponty, M. (2003). Phenomenology of Perception. 2nd ed. Routledge, New York.
[3] Happy City. Designed to Engage: Policy recommendations for promoting sociability in multi-family housing.
[4] Baudelaire, C., Le Dantec, Y. G., & Pichois, C. (1923). Le peintre de la vie moderne (pp. 1-29). René Kieffer.
[5] Kramer, K., & Short, J. R. (2011). Flânerie and the globalizing city. City, 15(3-4), 322-342.
[6] De Certeau, M. (1988). The Practice of Everyday Life, Berkeley: University of California Press.
[7] Gehl, J. (1987). Life between Buildings: Using Public Space, New York: Van Nostrand Reinhold.