L’architecture vue du cerveau : quelle influence sur notre quotidien ?
« Tout l'enjeu de l'architecture est d’établir des relations émotionnelles au moyen de matières premières » disait Le Corbusier en 1948, convaincu que l’architecture agit physiologiquement sur nos sens et nos émotions. Bien qu’il soit aujourd’hui établi que la vie urbaine affecte le comportement de ses habitants, l’architecture même de la ville agit-elle sur notre cognition ?
De nombreuses études en laboratoire ont déjà démontré que notre cerveau, et plus précisément une région du cortex parahippocampique, répond de manière sélective aux lieux. Par exemple, cette région s’active fortement lorsque nous regardons une pièce, que celle-ci soit complètement vide ou remplie de multiples objets, mais ne s’active que très peu lorsque nous regardons ces mêmes objets présentés sur un fond blanc [1]. Ces recherches suggèrent que notre cerveau est sensible à certains attributs physiques de l’espace qui déterminent la notion de lieu. Parmi ces attributs, il semble que certains ait une influence particulière sur notre perception architecturale. Par exemple, plusieurs études ont montré que les pièces aux contours curvilignes sont plus plaisantes que celles aux contours rectilignes, à la fois au niveau subjectif et cérébral [2]. Une possible interprétation de cet effet serait que les formes angulaires et pointues sont moins fréquentes dans la nature, et ont été davantage associées à des objets dangereux au cours de l’évolution (épine, couteau, aiguille …) [3,4]. Egalement, notre cerveau serait sensible au degré d’ouverture d’une pièce, et les espaces ouverts seraient jugés plus positivement que les espaces enfermés, car ils permettent une meilleure exploration visuelle et motrice [5].
Mais au-delà des espaces intérieurs, les expériences en laboratoire se sont également intéressées aux effets de l’architecture extérieure sur nos fonctions cognitives. Notamment, une étude propose que les variations architecturales dans la ville aient un effet sur notre cognition [6]. Pour tester cette hypothèse, des chercheurs ont demandé à des participants d’imaginer marcher à travers différentes rues virtuelles qui leur étaient présentées, et de juger la capacité de ces paysages urbains à restaurer leur fatigue de la journée. Les résultats de cette étude montrent que la variété architecturale (présence de détails sur les façades, toits de formes variées), favorise la restauration de la fatigue en générant une envie d’exploration et un sentiment d’ailleurs. En revanche, la hauteur des immeubles a un effet négatif sur ces paramètres psychologiques, et les rues présentant de hauts immeubles sont moins appréciées. Une autre étude a récemment révélé que notre cerveau serait même sensible aux styles architecturaux, et que l’on pourrait directement décoder le style architectural observé de l’activité des régions visuelles [7]. Ces résultats suggèrent que nous sommes sensibles à l’architecture des rues que nous traversons, et que celle-ci impacte notre cognition.
Mais que se passe-t-il lorsque nous nous déplaçons réellement dans la ville ? Pour répondre à cette question, des marches ont été organisées à New York, Berlin et Bombay dans le cadre de l'étude "Testing, Testing!", et lors desquelles les participants étaient tenus de décrire leurs émotions à différents stades du parcours [8]. Les données ont mis en évidence que les façades dotées d’ouvertures étaient plus stimulantes, et procuraient un sentiment plus positif que les façades à travers lesquelles ils ne pouvaient pas voir. En plus du ressenti subjectif, les participants étaient équipés de capteurs permettant de mesurer l’activité électrodermale qui est un marqueur physiologique du stress. Les chercheurs menant l’étude ont été étonnés de constater que ces données ‘objectives’ ne correspondaient pas aux données ‘subjectives’ obtenues, suggérant possiblement qu’en contexte urbain, il devient difficile de monitorer ses propres états internes. D'autres expérimentations menées dans différentes grandes villes ont donné lieu à des cartographies émotionnelles des villes, construites sur la base de données physiologiques et verbales, livrant ainsi une autre façon de voir la ville (comme à San Francisco). L'ensemble de ces données soulignent la nécessité de multiplier les études de terrain, afin de mieux comprendre comment la ville nous affecte.
Pour finir, une série de travaux se proposent d’étudier le lien entre architecture et sciences cognitives par le biais d’une théorie étonnante : notre capacité à percevoir les visages pourrait affecter notre perception de l’architecture [9]. Leur hypothèse se base sur les nombreuses études qui démontrent que notre cerveau est extrêmement doué pour repérer des visages dans notre environnement. En effet, lorsqu’un visage apparait dans notre champ de vision, il suffit seulement de quelques millisecondes pour que notre cerveau le détecte de façon automatique [10]. Cette expertise du cerveau pour les visages est si forte qu’elle donne lieu à une illusion appelée paréidolie, qui consiste à apercevoir des visages même là où il n’y en a pas, comme dans les nuages ou les … façades !
Ainsi, d’après les chercheurs, la paréidolie pourrait, de façon involontaire et non consciente, affecter notre perception des bâtiments, surtout si les visages que nous percevons semblent exprimer des émotions. Afin de tester cette hypothèse, ils ont créé un logiciel capable d’analyser une image, d’y recenser les portions de façades ressemblant à des visages, et de classifier leurs expressions émotionnelles. Les analyses ont révélé la présence de plus de 50 « visages » dans chacune des deux façades étudiées, et ont même mis en évidence la présence d’expressions émotionnelles sur ces visages. Ces résultats préliminaires devront être validés par de futures études, mais ils ouvrent le débat quant à l’impact de mécanismes cognitifs automatiques sur la perception architecturale.
L’interaction entre l’architecture et les sciences cognitives, deux disciplines aux expertises distinctes mais complémentaires, pourrait permettre de penser des villes plus à l’écoute de leurs habitants. Une telle interaction n’implique évidemment pas de retirer aux architectes et urbanistes leur liberté de conception, mais plutôt d’ouvrir leurs pratiques aux connaissances sur la cognition humaine, à l’instar des scientifiques qui se penchent aujourd’hui sur la ville. Nul doute que la tâche n’est pas aisée, étant donnée la complexité de l’humain, mais les enjeux sont tels que les initiatives méritent d’être promues. Chez [S]CITY, nous sommes convaincus que les sciences du comportement peuvent apporter un éclairage pertinent sur les questions urbaines, comme notre équipe pluridisciplinaire composée de spécialistes en urbanisme et sciences cognitives le reflète.
Emma et la [S]CITeam