Géographie de la peur en ville : une étude de terrain
Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris ont indéniablement laissé des traces dans la façon dont nous appréhendons la ville. Si de nombreuses démarches, notamment ethnographiques [1] et en économie [2] ont permis de comprendre la façon dont la ville a été affectée par les attentats, nous avons voulu évaluer comment le sentiment de menace et de vulnérabilité affectent un des aspects de la vie quotidienne des Parisiens : leur façon de se déplacer en ville. Pour cela, nous avons emprunté les méthodes de l’éthologie, soit l’étude du comportement animal, pour identifier certaines des stratégies comportementales en réponse à la perception d’une menace.
Chez de nombreux animaux, une stratégie fondamentale déployée en réponse à la menace perçue est la «vigilance». Ainsi, de nombreuses espèces passent plus de temps à regarder l’environnement alentour dans certaines parties de leur territoire, possiblement du fait d’un risque plus élevé en ces endroits (zone de contact avec des prédateurs, groupe adverse…), en particulier lorsqu’elles se livrent à des activités coûteuses en attention (comme la recherche de nourriture). Ces parties du territoire particulièrement risquées constituent ce qu’on appelle en écologie animale un « landscape of fear » (« paysage de la peur ») [3], c’est à dire une zone où les animaux se montrent plus stressés, sont plus vigilants et qu'ils évitent autant que possible [4].
Ce concept, pourtant très fécond en éthologie, n’est à notre connaissance pas régulièrement utilisé chez l’homme. Il pourrait pourtant permettre d’accéder à une meilleure compréhension des états d’individus se déplaçant dans la ville, à l’instar des méthodes d’observation utilisées avec les autres animaux.
En cas de menace, les animaux utilisent fréquemment une autre stratégie comportementale : la taille du groupe. En effet, l’une des explications de la socialité chez l’homme et d’autres espèces de primates est le risque de prédation. Chez des espèces (comme la nôtre) dont le système social fonctionne par « fission-fusion » (on se met en groupe puis on se défait pour se regrouper avec d’autres individus, incessamment), on peut imaginer un ajustement flexible de la taille des groupes en fonction, notamment, du sentiment de vulnérabilité. Les bénéfices de se rassembler pour se déplacer sont clairs : plus d’yeux pour la vigilance, une probabilité réduite d’être victime si une menace est effective, ainsi qu’une possibilité de réagir défensivement face à un danger.
Comment donc le sentiment de vulnérabilité affecte-t-il notre vigilance et la façon dont nous nous groupons avec autrui et nous nous déplaçons ? Le 12 novembre 2016, la veille de la commémoration des attentats, le risque était redevenu « saillant », comme peut en témoigner le nombre de recherche dédiées sur Google. En effet, les recherches avec pour objet ‘attentat’ devenaient plus fréquentes à l’approche de la commémoration du 13 novembre.
Nous avons donc mené des observations « éthologiques » chez les passants la veille de la commémoration, ainsi qu’une semaine avant et après (des samedis soirs), afin de voir si cette perception accrue du risque ce jour-là se reflétait dans leur façon de se déplacer. Pour observer les déplacements des passants, nous nous sommes placés rue Auguste Barbier dans le 11e arrondissement de Paris, une rue choisie pour sa relative tranquillité (peu de voitures y passent, ce qui pose moins de contraintes pour la marche en groupe) et sa proximité avec la Rue de la Fontaine au Roi, un des lieux qui fut la cible des attentats.
Nous avons placé un élément saillant au milieu de la voirie (un journal) afin d’estimer la vigilance des passants. Des passants détectant l’objet (c’est-à-dire, jetant un regard vers l’objet) devaient avoir été plus « vigilants » que ceux ne l’ayant pas détecté.
Nos hypothèses étaient les suivantes :
- Nous nous attendions à ce que la vigilance (mesurée par la détection de l’objet) soit plus importante un an après les attentats qu’une semaine avant et après l’anniversaire, du fait du risque perçu de menace plus saillant ce jour-là.
- Nous nous attendions à ce que les groupes de plus grande taille soient plus probables, si le regroupement répond à un sentiment accru de vulnérabilité.
- Enfin, nous nous attendions à ce que les groupes soient plus resserrés (les individus sont moins dispersés), et que les personnes marchent plus vite, en particulier pour les groupes de petite taille.
Nous avons observé 238 groupes sur les trois soirées, entre 20h10 et 21h00, et entre 21h10 et 21h50.
Nos résultats suggèrent que, qualitativement :
- La détection de l’objet semblait plus fréquente le soir du 12 que le 5 ou le 19 (même si elle était globalement peu fréquente), comme le montre le graphe ci-dessous, qui montre la proportion de détection par jour d’observation.
Par ailleurs, la détection de l’objet semble plus fréquente dans les groupes de petite taille (1 à 3 individus) sur les trois soirs. Ceci suggère que lorsque les individus sont en plus grand nombre (au dessus de 3 individus), le besoin de détection d’un objet devient moindre. Ceci peut paraître contre-intuitif : les groupes plus grands (qui possèdent plus d’yeux !) devraient être meilleurs à détecter des éléments atypiques dans l’environnement. Cela étant dit, l’objet que nous avions choisi était (à dessein !) peu menaçant. Il se pourrait aussi que les membres d’un groupe soient plus détendus, ou plus rassurés, lorsque la taille du groupe est plus grande.
Aussi, les groupes semblaient en moyenne plus « grands » le 12 que les autres soirs. Une explication possible de ce résultat est que le sentiment de vulnérabilité a accru la probabilité de sortir en groupe. Cependant, il est important d’évaluer les raisons alternatives qui auraient pu conduire aux effets que l’on observe lorsque l’on analyse le comportement humain. Par exemple, il est possible que la proximité avec un jour férié (le 11 novembre) et un pont du week-end, ait également invité les gens à se regrouper plus fréquemment et à sortir davantage ce week-end-là. Le graphique ci-dessous montre le nombre d’individus moyen par groupe (+/- l’écart-type) par jour d’observation.
Enfin, les déplacements semblaient plus rapides le 12 que les deux autres jours. Nous avions ainsi mesuré le temps (en secondes) que prenaient les groupes d’individus pour se déplacer d’un point à un autre de la rue (exprimé en moyenne +/- écart-type sur le graphe ci-dessous, par jour d’observation). Ceci pourrait également s’expliquer par la météo, avec des précipitations plus importantes et probables le 12 que les autres jours, encourageant les passants à marcher plus vite.
Enfin, nous n'avons pas pu collecter de données concluantes concernant la dispersion du groupe, du fait de difficultés méthodologiques à acquérir ces informations sur le terrain.
Ces quelques observations semblent donc aller dans le sens de nos hypothèses, c’est-à-dire que le sentiment de menace influence les déplacements dans la ville. Cependant, il est important de les considérer avec précaution car afin que ces interprétations soient confirmées, il faudrait procéder à des traitements statistiques et à un certain nombre de contrôles. En effet, si la vitesse de marche et la vigilance (mesurée par la détection du journal sur la voirie) semblent affectées par la date et la proximité de la commémoration des attentats, il faudrait vérifier l’influence d’autres paramètres sur ces mesures (pluie, température ambiante, nombre d’événements sociaux dans la rue et le quartier, observateurs et leurs caractéristiques physiques etc.).
Pour autant, ces résultats nous invitent à considérer une approche éthologique (basée sur l’observation du comportement spontané des passants) des phénomènes urbains, dans leur variété. En effet, une telle méthode offre l’opportunité d’observer les comportements humains de façon non intrusive, et d’ainsi révéler des stratégies comportementales que l’on ne pourrait peut-être pas détecter en interrogeant directement les individus. Chez [S]CITY, nous pensons que procéder de la sorte peut fournir de très riches et pertinentes informations sur les comportements urbains et ainsi nourrir les décisions s’appliquant à la ville et ses habitants, en complément d’informations classiquement obtenues par questionnaires ou entretiens.
Guillaume et la [S]CITeam
Je souhaite remercier Lena Coutrot, Charlélie Goldschmidt, Sasha Yesilaltay et Mona Joly pour leur participation à la collection de ces données.