Les "traumascapes" : un entretien avec Sophie Gleizes, chercheuse en géographie humaine

Sophie Gleizes

Sophie Gleizes

Cette semaine, nous sommes allés à la rencontre de Sophie Gleizes. Sophie est chercheuse indépendante associée au Centre for Urban Design and Mental Health, un réseau interdisciplinaire de chercheurs et de professionnels s’intéressant aux liens entre urbanisme et santé mentale. Elle est également diplômée du Master « Nature, Science et Politique Environnementale » de l’Université d’Oxford au Royaume-Uni, et ancienne stagiaire à la Commission Européenne dans l’Unité d’ « Innovation et Développement Durable ».

 

Sophie nous a parlé des « traumascapes », où lieux d’un territoire marqués par un traumatisme. C’est un sujet qu’elle connaît bien puisqu’elle a réalisé une étude de terrain sur le Mont Trebević en Bosnie-Herzégovine, au cours de l'année 2014. Le Mont Trebević était un lieu de villégiature des Sarajéviens et aussi un centre olympique en 1984. Les affrontements qui y ont eu lieu dans les années 90 ont conduit à son abandon par les habitants de Sarajevo.

[S]CITY : Bonjour Sophie. Dis-nous, c’est quoi un traumascape ?

Sophie Gleizes: Un traumascape est un lieu qui porte encore les traces d’un événement traumatique (violence urbaine, catastrophes naturelles ou nucléaires, conflits militaires, attaques terroristes, etc.), dans son environnement physique (par exemple, les infrastructures d’une ville) et ses réseaux culturels et sociaux. Un tel événement rompt la continuité entre les paysages vécus et imaginés de la ville, ces lieux sont en quelque sorte bousculés au sein de nos “écosystèmes émotionnels”.

[S]CITY : Tu parles d’écosystème ‘émotionnel’. Tu veux dire que la façon dont les habitants se rapportent au lieu compte, au-delà des dégâts physiques observés ?

SG : En effet. Pour Maria Turmakin (ndlr : chercheuse à l’Université de Melbourne, à l'origine du terme), les traumascapes sont plus que le lieu physique de tragédies. Il s’agit d’espaces où l’on refait l’expérience et où l’on re-négocie l’interprétation de l’événement traumatique dans le temps. Il s’agit donc de lieux ambigus, malléables car souvent au coeur de conflits d’intérêts. Il s’agit d'un lieu où le travail de mémoire est sujet à controverse : faut-il oublier ou commémorer l’événement en créant un mémorial par exemple ?

[S]CITY : Comment les habitants d’une ville ou d’un territoire se rapportent-ils à de tels
endroits ?

SG : Un traumascape est un lieu déconnecté de la communauté (urbaine, par exemple). La communauté ne s’est pas encore réconciliée avec l’histoire de ce lieu : les gens n’y ont pas de sentiment d’appartenance. Ils associent à ce lieu et son histoire des émotions telles que la détresse, la honte, la peur, la tristesse, l’inconfort. En conséquence, ils évitent de le fréquenter.

[S]CITY : Tu as effectué une étude au Mont Trebević en Bosnie-Herzégovine. Pourquoi avoir choisi ce lieu ?

SG : Le mont Trebević est à mon avis un exemple très éloquent de traumascape : il est situé à la frontière entre les deux entités politiques de Sarajevo, établies à la suite des accords de Dayton en 1995, qui marquent la fin de la guerre civile. Ces deux entités ne parvenant pas à coopérer, le site a été négligé depuis la guerre. Même si la frontière n’est pas formellement marquée, elle est très tenace dans l’imaginaire des locaux et constitue un héritage de la guerre civile. Le lieu en lui-même est symbolique, en ce qu’il a accueilli la piste de bobsleigh construite à l’occasion des Jeux Olympiques de 1984, grande source de fierté locale (encore à ce jour) puis utilisé comme ligne de front pendant la guerre. Beaucoup d’habitations sur cette montagne ont été détruites, le terrain est considéré comme dangereux car potentiellement toujours miné. Son abandon lui confère une mauvaise réputation (absence de régulation, donc lieu de crimes). Les traces de la guerre y sont très visibles et impressionnantes : des ruines (hôtel, maison, piste de bobsleigh, des panneaux avertissant des dangers des mines, des tranchées, etc.).

 

La piste de bobsleigh du Mont Trebevic (photo de Sophie Gleizes)

La piste de bobsleigh du Mont Trebevic (photo de Sophie Gleizes)

[S]CITY :  Les sarajévites ne se seraient donc pas encore « réconciliés » avec ce lieu ?

SG : C’est un lieu qui suscite en effet des émotions très variées parmi les locaux : nostalgie de la vie avant la guerre, de la très grande popularité du lieu ; de la colère (contre les gouvernements, contre les communautés “ennemies”) ; de la tristesse aussi (souvenirs d’habitation, d’amis décédés, etc.) et de la méfiance enfin (à cause des mines et de la criminalité qui peut y régner). A l’époque de mon travail de terrain, le lieu était assez peu fréquenté : à part des touristes, on y voyait des jeunes locaux qui utilisaient les ruines pour des activités diverses.

 

Photo d'un blockhaus au Mont Trebevic (photo de Sophie Gleizes)

Photo d'un blockhaus au Mont Trebevic (photo de Sophie Gleizes)

[S]CITY :  Un traumascape peut donc exister sans qu’une institution officielle déclare un territoire comme tel ?

SG : Dans le cas de Trebević, il y avait un abandon des autorités plus ou moins officiel mais je ne pense pas qu’une reconnaissance institutionnelle soit nécessaire. Je pense que le traumascape émerge souvent de l’indétermination liée au statut du lieu et du rapport affectif d’une (ou plusieurs) communautés à ce lieu.

[S]CITY : Y'a-t-il des lieux en France que les lecteurs pourraient identifier comme des traumascapes ? 

SG : Il y a bien sûr des lieux en France dont l’atmosphère est imprégnée des tragédies passées (par exemple : Oradour-sur-Glane, la Somme, Verdun, Natzweiler-Struthof), mais il me semble qu’il s’agit de lieux de mémoires officiels et classés, sans doute moins sujets à controverse que dans un pays comme la Bosnie où les conflits sont encore assez vivaces. Toutefois, je suis certaine qu’il existe des lieux oubliés ou tabous dont on ne parle pas, justement parce qu’il n’y a pas eu de travail de mémoire - mais je ne les connais pas.

[S]CITY : Pourrait-on dire que certains lieux des arrondissements touchés par les attentats du 13-11-2015 pourraient en être ? 

SG : On m’a beaucoup posée la question des traumascapes en ce qui concerne les attaques terroristes, notamment celles de 2015. Il ne s’agit pas pour moi de traumascapes tels qu’ils ont été conceptualisés plus haut. Ces lieux ont sans doute été des traumascapes pendant des mois après les attaques, de nombreuses personnes évitant ces lieux, les transports en commun et les espaces publics par peur et par souvenir traumatisant des attentats. Je pense que les attentats ont bouleversé de manière durable notre carte mentale de Paris et que l’on associe irrémédiablement les lieux touchés aux attaques. Dans le même temps, ils semblent aussi être des lieux très résilients car fréquentés. Je pense que le travail de mémoire n’y est pas ambigu ou controversé - bien que difficile. Il s’agirait donc peut-être de traumascapes plus individuels que collectifs …

[S]CITY : Nous avons vu que la ville de Sarajevo a ré-ouvert le funiculaire pour le Mont Trebevic en Avril 2018. Est-ce le genre d'intervention qui peut rétablir un lieu ? 

SG : Le funiculaire symbolisait le lien des locaux à Trebević et faisait de la montagne une extension du Nord-Est de la ville. Il rendait accessible le sommet de la montagne en 12 minutes depuis le vieux centre. Trebević et ce funiculaire étaient extrêmement populaires, tous mes répondants l’ont mentionné avec nostalgie. Il existait même des chansons à son sujet ! La destruction du funiculaire a rompu le lien physique et symbolique de la ville à la montagne. En 2014, lors de mon travail de terrain, le sommet de Trebević était inaccessible par les transports publics, ce qui n’a pas favorisé le développement d’activités sur cette montagne.

La reconstruction du funiculaire, retardée pendant longtemps, est à mon avis une intervention qui peut rétablir Trebević car elle permet de reconnecter la ville au lieu, ainsi que les deux entités politiques de Sarajevo, de favoriser le développement de nouvelles activités sur la montagne, de re-populariser le lieu et d’y associer de nouvelles émotions positives. 

D’ailleurs, depuis mon travail de terrain, j’ai pu observer sur les réseaux sociaux (notamment Instagram) que les images de ruines omniprésentes jusqu’en 2014 ont été remplacées par des images plus positives liées aux loisirs. En effet, des infrastructures récréatives ont été mises en place sur le mont Trebević et une partie de la piste de bobsleigh a été restaurée afin d’être réutilisée officiellement à diverses fins.

[S]CITY : Les institutions officielles ont donc une réelle marge de manœuvre pour rétablir ces lieux ? 

SG : Plus que n’importe quel autre lieu, les traumascapes sont toujours aux prises de luttes de pouvoir, de négociations formelles et informelles autour de leur représentation et signification. Les interventions dans le domaine de l’urbanisme par exemple peuvent soit empêcher les communautés de “digérer” des événements historiques stressants en maintenant le traumatisme dans le lieu - ce qui est très visible à Sarajevo par exemple -, soit désamorcer le traumatisme en agissant sur le problème de fond, c’est-à-dire les conflits politiques (les conflits inter-ethniques sont toujours un sujet sensible dans la région) et en prenant en compte la pluralité des publics. 

Les interventions d’urbanisme doivent s’efforcer d’opérer un travail de réconciliation entre la ville et les communautés (parfois entre les communautés elles-mêmes). Il s’agit donc de (re)créer un récit spatial pour aider les individus à se ré-imaginer en communautés, à restaurer une familiarité avec un lieu, créer de nouvelles cartes mentales. Plus on interagit avec un lieu, plus celui-ci sera résilient.

[S]CITY : Tu parles du pouvoir 'restaurateur' des réseaux sociaux et autres communautés digitales dans un des tes articles [1] ?

SG : Les réseaux sociaux permettent en effet aux locaux (ou visiteurs) d’exprimer leur expérience du lieu, les représentations qu’ils y associent, ce qui permet déjà de verbaliser leur rapport affectif à ce lieu sur un support durable. Ils peuvent donc être importants dans le processus de "digestion” du trauma.

Pour les chercheurs, l'étude des réseaux sociaux permet de visualiser différents intérêts et émotions en lien avec le lieu, ce qui peut aider à la mise en place d’interventions utiles pour maintenir un lieu traumatisé en « vie » et pour le rendre résilient. J’imagine que les réseaux sociaux peuvent contribuer à influencer la fréquentation d’un lieu et à changer son image - mais il faut que la création de cette image soit participative, pas instrumentalisée par un seul groupe.

[S]CITY : Merci Sophie !

 

Guillaume et la [S]CITeam

 

References

[1] Gleizes S. (2016) The digitalization of traumascapes: Digital technology and social media can help urban planners and designers to understand and heal traumascapes. Journal of Urban Design and Mental HealtH,1:6. https://www.urbandesignmentalhealth.com/journal1-digitaltraumascapes.html